Politique

Réfugiés: "Les mouvements populistes ont gagné une bataille idéologique" (Interview)

Dans une interview avec Anadolu, Pascal Lamy, ancien Directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, déplore que les mouvements populistes l'aient emporté sur la classe politique traditionnelle dans une Europe où la passion domine la raison, notamment sur la question des réfugiés

Bilal Müftüoğlu  | 17.03.2016 - Mıse À Jour : 17.03.2016
 Réfugiés: "Les mouvements populistes ont gagné une bataille idéologique" (Interview)

Paris

AA - Paris - Bilal Muftuoglu

Alors que l'Union européenne (UE) et la Turquie négocient actuellement sur le sort des millions de réfugiés, le niveau qu'a atteint la crise des migrants depuis ces derniers mois montre les limites d'une Europe et d'une classe politique "traditionnelle" mal préparées au flux migratoire, le plus grand depuis la Deuxième Guerre mondiale, selon Pascal Lamy, ancien Directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Dans une interview avec Anadolu, l'ancien haut responsable français, qui assure actuellement la présidence d'honneur de l'Institut Jacques Delors, Lamy est revenu sur la crise des réfugiés, source de tensions non seulement entre la Turquie et l'UE, mais également entre les Etats membres de l'Union, notamment sur la question de la répartition des migrants et la route empruntée par ces derniers pour atteindre le Vieux Continent.

- Une Europe prise au dépourvu

Est-il normal que la crise des migrants occupe autant l'agenda européen, même au niveau économique depuis des mois, voire des années? La réponse est "oui" pour Pascal Lamy. "Tout d’abord c’était imprévu, c’est le gros choc", explique Lamy, rappelant que l'accueil de plus d'un million de migrants exige une augmentation préalable des capacités, ce qui n'était pas le cas en Europe.

"On ne fait pas une école du jour au lendemain, on peut mettre des tentes pour un certain temps mais si on va faire des logements sociaux il faut parler d’une période de 3-4 ans", poursuit-il.

Outre les capacités, c'était surtout la classe politique "traditionnelle" qui était mal préparée à un flux de cette taille, précise l'ancien Directeur général de l'OMC. "Les hommes politiques traditionnels ont perdu cette bataille, nous n’avons pas assez bien travaillé", estime Lamy ajoutant que ces derniers ont été "rattrapés" par l'opinion publique, qui dans cette période de turbulence, s'est tournée vers les mouvements populistes.

Selon les sondages, dans chaque Etat européen, la population locale estime le nombre de réfugiés dans leur pays est trois fois supérieur au nombre actuel, évoque Lamy, ce qui selon lui, "prouve que les mouvements populistes ont gagné une bataille mentale et idéologique".

"C’est un vrai problème politique profond car les gens votent en fonction de leurs perceptions", déplore-t-il.

- Remise en cause de la construction européenne

La crise des migrants révèle non seulement un manque de préparation au niveau européen mais remet en cause également les fondements mêmes de l'Union. "C’est une question essentielle pour la construction européenne parce que c’est une affaire de solidarité", note Lamy. Et d'ajouter:

"Les débats autour de la table du Conseil de l’UE sont des débats durs car ils mettent à nu un des fondements de la construction européenne qui est la solidarité".

Lors de ces débats, qui restent inachevés à l'aune du sommet Turquie-UE, les pays de l'Europe occidentale demandent aux nouveaux membres de l'Union d'accueillir les migrants, au nom de "solidarité", précise-t-il.

Le même problème de solidarité est aussi constaté pour les frontières extérieures de l'Union européenne, notamment de l'espace Schengen, d'après Lamy. "Les frontières extérieures de Schengen ne sont pas constituées parce que l’on n’avait pas intégré dans les institutions la solidarité que représentent ces frontières. Dans la réalité des faits, on a des frontières européennes mais on ne les a pas institutionnalisées ni symbolisées comme des frontières communes", estime-t-il.

- La passion domine la raison

Le repli sur soi, contre les migrants à l'échelle européenne, et contre les autres Etats membres de l'UE à l'échelle nationale, ne peut être qu'infructueuse pour l'avenir de l'Europe, soutient Lamy. En revanche, cette tendance, de plus en plus marquée avec le gain en popularité des partis extrémistes montre, selon Lamy, que "nous sommes dans un moment où le coefficient de passion est plus élevé que normal" et "l’articulation entre la raison et la passion est un peu difficile".

L'abandon de l'espace Schengen par exemple, comme cela a été proposé par certains courants politiques en Europe pour faire face au flux migratoire, ne peut générer que des coûts et rapportera en échange "0% bénéfice", souligne cet ancien commissaire européen au commerce.

La disparition de Schengen implique une remise des "frottements à la libre circulation" pour 99% des gens, pourtant "ce n'est pas cela qui empêchera 1% de terroristes potentiels ironise Lamy.

De même, le flux migratoire peut s'avérer bénéfique à l'économie européenne avec l'intégration des migrants à long terme, argue Lamy.

"Les chiffres, les études, l’histoire montrent que l’intégration des populations venant de l’extérieur est toujours un plus économique. Jamais des populations provenant de l’étranger n’ont été durablement exclues", insiste-t-il. Avant d'ajouter avec regret: "L’horizon politique n’est pas forcément l’horizon des économistes. Les forces et phénomènes économiques obéissent à la raison, les forces et phénomènes politiques obéissent à la passion".

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