Analyse, Afrique

Crise politique au Mali : « La tentative de marginalisation des principaux acteurs politiques a entraîné leur réaction »

- Interrogé lundi soir par l'Agence Anadolu (AA), Emmanuel Dupuy, président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), a livré ses observations après sa récente participation à la 21eme édition du Forum de Bamako

Fatma Bendhaou  | 25.05.2021 - Mıse À Jour : 25.05.2021
Crise politique au Mali : « La tentative de marginalisation des principaux acteurs politiques a entraîné leur réaction »

France


AA / Paris / Ümit Dönmez

Peu de temps après la publication de la composition du nouveau gouvernement malien [1], le Président de transition, Bah N’Daw et son Premier ministre Moctar Ouane ont été conduits sous escorte au camp militaire de Kati, ville garnison à 15 kilomètres de la capitale Bamako, lundi après-midi, comme l'avait rapporté l'Agence Anadolu (AA) [2].

Les deux dirigeants ne sont pas ressortis du camp militaire jusqu'à 20h GMT, laissant libre-cours aux interprétations d'un éventuel nouveau coup d’État.

Interrogé lundi soir par AA, Emmanuel Dupuy, président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), a fait état de la réaction d'acteurs politiques maliens, notamment de la junte militaire à l'origine du coup d'État du 18 août 2020 ainsi que du Mouvement du 5 juin-Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP), à une tentative de marginalisation menée à leur encontre par l'exécutif civil du pays sous l'impulsion de la communauté internationale.

Emmanuel Dupuy a également constaté que « les principaux acteurs internationaux, dont la France, semblent impuissants à décrypter les dynamiques politiques et sociétales internes en cours, qui ne se résument pas à la seule mobilisation contre le terrorisme ».


  • - Tentative de marginalisation de la junte malienne

Le Président de l'IPSE, Emmanuel Dupuy est revenu lundi matin du Mali, après avoir participé en compagnie d'autres chercheurs du think tank européen, à la 21 édition du « Forum de Bamako » jeudi et vendredi dernier, et rencontré un certain nombre de personnalités politiques maliennes durant le week-end.

Emmanuel Dupuy rapportait dimanche sur « Twitter », sa « réunion avec l'IPSE et le Centre d’analyse sur la gouvernance et la sécurité au Sahel (CAGS) autour de l’imam Mahmoud Dicko à Bamako, Mali ».

Interrogé sur les éventuelles raisons de ce qui a été appréhendé comme une forme de « coup d'État » par une partie de la communauté internationale, le chercheur français a rappelé qu'« un certain nombre de responsables politiques (3) que les militaires ne voulaient pas voir partir, ont été chassés avec la nomination de ce nouveau gouvernement, notamment le Colonel Modibo Koné, ancien ministre de la Sécurité et de la protection civile, remplacé par le Général Mamadou Lamine Ballo, ainsi que le Colonel Sadio Camara, qui tenait le ministère de la Défense et Anciens combattants, remplacé par le Général Souleymane Doucoure ».

« Il s'agit d'un coup de semonce des militaires pour essayer de faire plier un pouvoir qui s'était donné des oripeaux de « civilisme » et qui d'une certaine façon illustre le fait que la gangrène de la corruption et l'incapacité d'action des responsables politiques maliens, est absolument abyssale ».

« Les militaires qui avaient pris le pouvoir le 18 août dernier ont été un peu dilués à travers le processus de démocratisation engagé à la suite du coup d'État du 18 août dernier », observe Emmanuel Dupuy rappelant les étapes de ce processus :

« Charte de la transition (octobre 2020) ; mise en place du Conseil national de transition (décembre 2020) ; mise en place du Comité local du suivi de la transition, dans le dialogue avec la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), l'Union Africaine (UA) et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) en janvier 2021 » sous la Présidence de transition de Bah N'Daw avec Moctar Ouane pour premier ministre, tous deux en poste depuis les 25 et 28 septembre 2020 respectivement, le Président N'Daw succédant à Assimi Goïta, leader de la junte militaire à l'origine du putsch d'août 2020, Vice-président de la Transition de la République du Mali, chargé des Questions de défense et de sécurité après avoir été le chef d'État de facto du Mali du 24 août au 25 septembre 2020.

Le président de l'IPSE constate une « volonté de celui qui serait à l’origine du coup, le colonel Assimi Goïta de ne pas se laisser « marginaliser » par les personnalités politiques (Moctar Ouane, notamment) qu’il avait été obligé de mettre en avant pour que le putsch engagé par le CMT [Conseil militaire de transition devenu le Comité national pour le salut du peuple (CNSP)] soit accepté par la communauté internationale et acteurs régionaux (notamment la CEDEAO) ».

« La Garde présidentielle réclame désormais le changement du Premier ministre, ainsi que le retour des Colonels Camara et Koné au gouvernement », rappelle Dupuy.

« Le Premier ministre de transition, Moctar Ouane et le Président de transition, Bah N'Daw, ont sans doute été trop enclins à entendre les doléances de la communauté internationale, qui inclut la position française, exigeant qu'on démilitarise le pouvoir politique au Mali », estime le Président de l'IPSE.


  • - Pressions de la communauté internationale pour démilitariser le pouvoir

Rappelant que « des tensions existaient depuis plusieurs semaines au sein des rangs militaires maliens à l’origine du putsch du 18 août dernier », Emmanuel Dupuy fait état d'une « volonté de l'exécutif civil de transition de marginaliser les auteurs du coup d’état, sur pression de la communauté internationale [3], notamment de la CEDEAO, l'UA et la France, ces derniers oubliant que les militaires n’ont jamais cessé de détenir le pouvoir ! ».

« #Mali Nous suivons avec attention les événements et restons engagés en appui à la Transition. Nous appelons au calme et exigeons la libération immédiate et inconditionnelle du Président et du Premier ministre. Ceux qui les détiennent devront répondre de leurs actes », a tweeté lundi, tard dans la soirée, la MINUSMA.

« La France a sans doute, été un peu trop insistante dans sa volonté de calmer les ardeurs militaires, ou de marginaliser les auteurs du coup d’État », estime le président de l'IPSE faisant état d'« un échec de la communauté internationale dont fait partie la France qui avait notamment exigé qu'on s'inscrive dans un processus de transition et qui voit, de nouveau, un mois après le coup d'État au Tchad, un deuxième coup de semonce en 9 mois au Mali, sans que Paris n'ait vu venir quoi que ce soit, comme lors du coup d'État survenu en août dernier », et précisant qu'il s'agit « peut-être du cinquième coup d'État au Mali depuis 1968 ».

« En moins d’un an, deux premiers ministres (Boubou Cissé et Moctar Ouane) et deux présidents (Ibrahim Boubacar Keïta, et Bah N’Daw) avec lesquels la France négociait, ont été arrêtés, ce qui est un aveu cinglant de notre incapacité à comprendre les dynamiques qui sont en cours, que ce soit au Mali, que ce soit au Tchad, et je crains malheureusement, que le Burkina Faso ne soit dans une situation de fragilité extrême qui pourrait amener à une remise en cause de la légitimité du président Kabore », ajoute le chercheur français.

« Certains énoncent une thèse selon laquelle, la France aurait laissé passer le coup d'État survenu au Mali en août dernier », note Emmanuel Dupuy, avant d'ajouter que « Si cette thèse avait de la véracité, dans la situation actuelle, la France n'a aucun pouvoir sur ce qui se passe, puisque les responsables civils mis au pouvoir sont arrêtés par ces mêmes militaires », et d'estimer que « Paris ne comprend pas les dynamiques et inerties au Mali ».

« La France semble avoir été incapable, neuf mois après le putsch du 18 août 2020, d’anticiper et de décrypter les mouvements de protestations à Kati, dans l’entourage des colonels, notamment auprès de Sadio Camara, ex-ministre de la Défense et des Anciens combattants, évincé par Moctar Ouane », estime Dupuy ajoutant que « la France ne comprend rien à ce qui se passe dans les zones où ses militaires sont engagés et Paris se rend désormais bien compte que ce sont bien les militaires qui sont au pouvoir à Bamako ».


- Évidente marginalisation d'acteurs politiques centraux au Mali

Parmi les moteurs de la crise politique actuelle au Mali, le président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) cite également l'évidente marginalisation d'acteurs politiques centraux au Mali.

« L'absence de mouvements politiques structurant du pays, tels que la Coordination des mouvemements, associations et sympathisants de l'Imam Dicko (CMAS), ou du Mouvement du 5 Juin (M5-RFP) dans le nouveau gouvernement se trouvent durement pénalisée, pusiqu'aucun poste ne leur a été attribué au sein de ce nouveau gouvernement  ; s'ajoutant au fait qu'« un certain nombre de ministres militaires influents ont été chassés », note encore Emmanuel Dupuy ayant rencontré un certain nombre de dirigeants politiques maliens, notamment l'Imam Dicko.

« La position commune de tous mes interlocuteurs est que le mouvement politique [M5-RFP] qui structure le débat politique dans le pays, ne pouvait pas être marginalisé sans qu'il ne réagisse. La réaction est venue aujourd'hui de l'autre acteur central du pouvoir au Mali », ajoute le président de l'IPSE faisant référence à la junte militaire malienne.

« Pour résumer, le jeu politique au Mali se tient entre les militaires d'une part et le M5-RFP de l'autre ; les autres forces politiques ne comptent plus », constate encore Emmanuel Dupuy après sa visite récente à Bamako.

« Ces événements politiques majeurs adviennent en amont de l’anniversaire de la manifestation du 5 juin 2020, démontrant aussi la capacité d’action du M5-.RPF », souligne encore le président de l'IPSE.

Observant que dans la situation actuelle, la garde présidentielle s'oppose aux autres forces, et rappelant « l'épisode des « bérets verts » contre les « bérets rouges » en avril et mai 2012, Dupuy estime que cette récente crise politique qualifiée de « coup d'État » par une partie de la communauté internationale « confirme que le cycle des coups d’état et alternances corporatistes militaristes se substitue désormais à celui de l’alternance politique vertueuse que des processus électoraux biaisées ne sont plus capables d’assurer ». « Triste retour en arrière ! », estime le chercheur français.

« Les ambitions personnelles et guerres picrocholines politiciennes à Bamako semblent nettement trancher avec l’agenda - complexe et volontairement ralenti par certains (dont la France), notamment du dialogue inclusif avec les « djihadistes » de Katiba Macina (et de leur chef, le prédicateur peul Hamadou Koufa), dans la région de Ségou, au centre du pays (traversée par le fleuve Niger) et le processus de réconciliation nationale », note encore Dupuy.

« Cette forme d’« évitement » inconsciente ou provoquée de l’enjeu réel de la réconciliation nationale laisse ainsi une opportunité considérable pour ceux qui souhaitent dialoguer avec les groupes armés. C’est le cas de l’imam Mahmoud Dicko qui devrait se rendre dans quelques semaines dans le centre du pays. Il y constatera l’échec de la mission confiée à l’ancien président par intérim (avril 2012- septembre 2013), Dioncounda Traoré, devenu en juin 2019, le Haut Représentant pour le Centre », conclut Emmanuel Dupuy, président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe.


- Développement majeur du jeudi 25 mai dans la crise politique malienne

Interrogé mardi en milieu de journée par AA , Emmanuel Dupuy a fait état de développements dans les discussions en cours au camp militaire de Kati, le chercheur français citant « les témoignages des différentes délégations qui se sont rendues à Kati pendant la nuit ».

« Les militaires demandent que le M5-RPF prenne la Primature et Choguel Maiga réfléchit au poste de premier ministre qui lui a été proposé, selon ces témoignages ».

« Cela constituerait un coup double pour les militaires qui d'une part se débarrasseraient de Moctar Ouane et d'autre part, désamorceraient les doléances de la manifestation prévue par le mouvement pour le 4 juin et qui pourrait constituer un marqueur fort contre les militaires : elle pourrait se transformer un soutien populaire », a estimé le président de l'IPSE rappelant « l’arrivée dans la journée, du médiateur de la CEDEAO, Goodluck Jonathan ».

« La conclusion logique de cette série de désaccords était la démission du Premier ministre et du Président maliens », estime Emmanuel Dupuy suite à l'annonce faite par la junte militaire et rapportée par les médias que le président N'Daw et le premier ministre Ouane ont été démis de leurs fonctions par Assimi Goïta, le président de l'IPSE concluant qu'il « reste maintenant à replacer un Président et un premier ministre de transition dans l’esprit de la Charte de la transition publiée le 1er octobre dernier » [4].


Notes :

[1] Mali : Moctar Ouane dévoile son nouveau gouvernement

https://www.aa.com.tr/fr/afrique/mali-moctar-ouane-dévoile-son-nouveau-gouvernement/2252916

[2] Mali : le Président et son Premier ministre conduits au camp militaire de Kati

https://www.aa.com.tr/fr/afrique/mali-le-président-et-son-premier-ministre-conduits-au-camp-militaire-de-kati-/2253000

[3] Mali : le Comité de suivi de la transition condamne un "coup de force"

https://www.aa.com.tr/fr/afrique/mali-le-comit%c3%a9-de-suivi-de-la-transition-condamne-un-coup-de-force-/2253031

[4] Mali : le président et le premier ministre « mis hors de leurs prérogatives » par Assimi Goïta

https://www.aa.com.tr/fr/afrique/mali-le-pr%c3%a9sident-et-le-premier-ministre-mis-hors-de-leurs-pr%c3%a9rogatives-par-assimi-go%c3%afta-/2253730


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