Tunisia
AA / Tunis / Lassaad Ben Ahmed
Le débat sur le franc CFA comme facteur de marginalisation des anciennes colonies françaises n’est jamais clos, bien que des changements soient récemment apportés au mécanisme régissant ce système. Pour mieux comprendre l’évolution de ce dossier, l’Agence Anadolu (AA) a évoqué certaines problématiques liées au franc CFA avec Demba Moussa Dembele, économiste chercheur sénégalais basé à Dakar et qui a bien voulu apporter des éclaircissements sur l’état des lieux et les enjeux du franc CFA. Interview.
AA : Au sujet du franc CFA, on aimerait d’abord savoir où en sont les choses ? Il y avait un projet de le remplacer par l’eco, mais apparemment ça n’a pas abouti jusqu'à présent. Pourquoi?
Demba Moussa Dembele : Du côté africain, les choses n’ont pas bougé depuis. Il y a eu la Covid-19 qui a obligé les dirigeants africains à modifier leurs politiques macroéconomiques. Ils ont ainsi suspendu les critères de convergence et chaque pays essaie d’abord de sortir des difficultés économiques entraînées par la pandémie.
Mais du côté de la France, les choses ont bougé. En mai 2020, le gouvernement français a présenté un projet de loi au Parlement pour modifier les accords monétaires avec les pays africains.
Les points saillants de cette prétendue « réforme » sont les suivants :
1. Les pays africains n’ont plus l’obligation de déposer 50% de leurs réserves de change auprès du Trésor français ;
2. Il n’y aura plus de représentants de la France dans les instances de la BCEAO (banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest).
Pour nous, ces deux « réformes » ne changent pas fondamentalement les rapports de domination entre la France et les pays africains. Par exemple, si les pays africains n’ont plus l’obligation de déposer la moitié de leurs avoirs en devises en France, rien ne leur interdit de le faire. Si les représentants de la France ne seront plus présents dans les instances de la BCEAO, il est dit qu’ils seront remplacés par des « experts » internationaux, choisis avec l’accord de la Banque de France. Autant dire que celle-ci veillera à choisir des « experts » qui ne remettront pas en cause les intérêts de la France.
En dehors de ces deux « réformes », il y a surtout deux points essentiels qui ne changeront pas :
1. La libre circulation des capitaux entre les pays africains et la France ;
2. Le taux de change avec l’euro restera fixe.
Ces deux points sont au cœur des mécanismes de contrôle des économies africaines. Parce que le premier ouvre largement la porte à la fuite des capitaux vers la France et l’Europe tandis que le second oblige la BCEAO à aligner sa politique monétaire sur celle de la Banque centrale européenne (BCE).
Et la France sera « garante » de ce « nouveau » dispositif. Ce qui veut dire qu’elle va continuer à avoir un droit de regard sur les politiques des pays africains.
Donc, la servitude monétaire va continuer. Ce qui nous amène à dire que la « réforme » du gouvernement français est cosmétique. Elle ne remet guère en question la tutelle française sur les pays utilisant le franc CFA.
- On sait bien que derrière le CFA, il y a tout un mécanisme permettant aux 15 pays concernés de bénéficier d’une couverture française de toutes leurs importations en devises étrangères, au besoin, en contrepartie du dépôt de 50% de leurs réserves dans le trésor français. La France avait dit qu’elle restituait cet argent aux pays africains. Cette promesse a-t-elle été tenue?
-Le dépôt de 50% des réserves de change des pays africains était supposé être la contrepartie de « la garantie illimitée » de la convertibilité du franc CFA accordée par le Trésor français. En réalité, la «garantie »ne joue que si les réserves de tous les pays africains sont épuisées ou à un niveau extrêmement bas, à savoir un taux de couverture de 20% ou moins. Cela est peut-être arrivé une fois, ce qui a conduit à la décision de dévaluer le franc CFA en janvier 1994.
Une décision unilatérale du gouvernement français de l’époque, appuyée par le Fonds monétaire international (FMI) dont le Directeur général était un citoyen français.
Les dirigeants africains avaient été mis devant le fait accompli ! Pour le reste, ce sont les réserves déposées auprès du Trésor français qui ont toujours constitué la vraie garantie de convertibilité du franc CFA.
-Sans doute les répercussions de ce système sont multiples, aussi bien au niveau économique que social et politique. Pouvez-vous décrire ces incidences en citant quelques exemples?
-Au plan économique, les pays utilisant le franc CFA sont parmi les plus « pauvres » au monde, selon les Nations-Unies. Par exemple, sur les 8 pays utilisant cette monnaie en Afrique de l’ouest, 7 sont classés « pays les moins avancés » ou PMA ! Cela est dû en partie aux politiques monétaires de la BCEAO qui prend la lutte contre l’inflation comme « priorité », tout comme la BCE, alors que nos économies et celles de la zone euro sont à des niveaux de développement complètement différents.
La deuxième conséquence sur le plan économique c’est la domination des sociétés et banques françaises sur nos économies. Au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Niger, au Togo, etc., les secteurs-clés sont aux mains des sociétés françaises et les banques sont presque toutes des filiales des banques françaises. Et elles peuvent rapatrier librement leurs bénéfices, sans contrôle sur les montants ni risque de change. Donc, les sociétés françaises ont un accès privilégié à nos ressources et les pillent allégrement !
Sur le plan géopolitique, l’influence de la France dans nos pays lui donne le statut de « grande puissance » en Europe, voire dans le monde. Sans cette influence, la France aurait le même statut que l’Italie, sans doute moins que celui de l’Allemagne ou de la Grande Bretagne.
Quant à nos pays, sur le plan politique, l’élection des dirigeants est souvent influencée par la France qui cherche à faire élire un président capable de protéger ses intérêts économiques et géostratégiques.
-Au niveau politique aussi, les pays africains sont aujourd’hui marginalisés sur le plan international. Dans quelle mesure l’aspect monétaire et financier contribue à cette marginalisation ?
-Les pays africains, surtout ceux connus comme anciennes colonies françaises, sont parmi les plus « pauvres », comme indiqué plus haut. Cela explique naturellement pourquoi ils ont un poids plus faible dans les instances internationales. Plusieurs pays utilisant le franc CFA dépendent de « l’aide internationale » pour financer leurs programmes de développement. En outre, ils se font tous dicter leurs politiques économiques par la Banque mondiale, le FMI ou l’Union européenne. Donc, forcément, ils ont une influence négligeable dans les débats internationaux.
-Quelles seraient les solutions selon vous en tant qu’expert ? Et qu’est ce qui empêche de les mettre en œuvre ?
-L’un des problèmes majeurs de l’Afrique aujourd’hui est celui de leadership. Depuis le lâche assassinat du président Kadhafi de Libye, sous la conduite des Etats-Unis, de la France et de la Grande Bretagne, il n’y a plus de grand leader en Afrique. L’Union africaine a adopté un programme appelé Agenda 2063, visant à faire de l‘Afrique un continent développé et puissant. Mais il y a un décalage entre le contenu de cet Agenda 2063 et les politiques menées par les différents dirigeants africains.
Ce dont l’Afrique a besoin pour se développer c’est de :
- Recouvrer la souveraineté sur ses ressources au lieu de les brader au bénéfice des multinationales ;
- Recouvrer la souveraineté sur ses politiques de développement au lieu de laisser la Banque mondiale, le FMI et d’autres institutions dicter ce que l’Afrique doit faire ;
- Promouvoir des politiques de souveraineté alimentaire, de souveraineté énergétique, pharmaceutique, afin de pouvoir se nourrir elle-même, se soigner elle-même, au lieu de toujours compter sur les autres ;
- Mobiliser des ressources internes pour financer son développement au lieu de continuer les politiques de libéralisation qui favorisent la fuite massive des capitaux au point de faire de l’Afrique une créancière nette sur le reste du monde, comme l’ont confirmé plusieurs rapports produits par les institutions des Nations-Unies ;
- Faire confiance à l’expertise de ses citoyens et citoyennes dans l’élaboration et la mise en œuvre des plans de développement ;
- Mettre en place des Etats capables d’impulser le développement au lieu d’Etats au service des multinationales ;
- Privilégier la coopération et la solidarité Sud-Sud