Tunisie / Politique : Depuis janvier 1984...tout sauf le pain ! (*)
- A l'insistance du Fonds monétaire international, Mohamed Mzali, Premier ministre (1980-1986), doublait, fin 1983, le prix du pain, mettant le pays pratiquement à feu et à sang. Bourguiba fit marche arrière...
Tunisia
AA / Tunis / Slah Grichi (**)
Jusqu'à la deuxième moitié des années 1970, personne ne pouvait contester sérieusement le statut de Habib Bourguiba comme maître absolu de la Tunisie. Président -plébiscité à vie par son Parti socialiste destourien (PSD)-, il pouvait sans rendre aucun compte, prendre toutes les décisions, désigner, démettre, promulguer des lois, transborder le pays, du jour au lendemain, d'un socialisme collectiviste pur et dur à un libéralisme à outrance, quitte à dénigrer ceux qu'il a placés pour appliquer ses choix... Les Tunisiens qu'il savait séduire par ses discours enjôleurs et ses dons d'orateur hors pair, lui concédaient de bonne grâce les titres, pompeux mais franchement non volés, dont il s'affublait, tels "le père de l'indépendance", "le combattant suprême", "le bâtisseur de la nation"... Il faut dire que le frais souvenir de la colonisation, avec son lot de marginalisation, de pauvreté, de maladies et surtout d'illettrisme, donnait un grand mérite à ce qu'il a très vite instauré comme gratuité des soins, obligation et généralisation de l'enseignement, libération de la femme, démocratisation des activités culturelles et sportives... Aussi, loin de renvoyer, pour le commun du peuple, l'image d'un totalitaire, était-il perçu comme un "bon père" qui devait parfois user de poigne pour empêcher les dérapages et faire que le pays continue d'avancer sur la "voie du développement". Un argument auquel Habib Bourguiba recourait pour étouffer les mouvements contestataires d'une intelligentsia naissante, rêvant de liberté et de démocratie.
Et s'il alternait la répression et la tolérance avec ces "égarés" revendiquant pluralisme et bonne gouvernance que lui jugeait précoces, en leur concédant une Ligue des droits de l'Homme, l'édition d'un hebdomadaire ou la création d'un embryon de parti d'opposition, sans vraie assise populaire, après des procès, des emprisonnements et le harcèlement de la terrible police de la sûreté de l'état, Bourguiba savait que ni son pouvoir ni son parti n'étaient vraiment menacés, encore moins...lui-même en tant que "père de la nation". Tout au plus était-il exacerbé par cette minorité "ingrate" à laquelle il avait pourtant "offert" l'indépendance et les moyens -par l'instruction- de le contester. Qu'importe, la stabilité et la sécurité n'ont jamais été bravées, malgré des mouvements de protestation par-ci ou par-là...jusqu'au milieu des années 1970.
- La ligne rouge franchie
A partir de 1976, la politique ultra-libérale de Hédi Nouira, Premier ministre depuis 1970, commence à sérieusement écorner le pouvoir d'achat de la classe moyenne et des ouvriers, dont les revendications allaient crescendo. Habib Achour, compagnon de combat de Habib Bouguiba et destourien de la première heure, avait désormais du mal à concilier entre sa position de membre du Bureau politique du Parti socialiste destourien et secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT). Ses profonds désaccords avec Nouira faisaient légion. Bourguiba, vieillissant et de plus en plus malade, laissait faire son Premier ministre et...Mohamed Sayah, le directeur et l'homme fort du PSD. Le climat social bouillonnait et la Centrale syndicale avait du mal à contenir la grogne ouvrière, désormais accouplée à des agitations estudiantines d'une ampleur sans précédent, réprimées dans la violence. Habib Achour n'avait d'autre choix que de déclarer sa désunion du parti de Bourguiba et de se rallier exclusivement à la lutte syndicale. La guerre est ainsi déclarée entre le pouvoir et l'UGTT. Intimidations et attaques de locaux régionaux de l'organisation ouvrière, d'un côté, manifestations et grèves çà et là, de l'autre.
Le point de non-retour arrivera le 24 janvier 1978, quand Abderrazak Ghorbal, secrétaire général de l'Union régionale des travailleurs de Sfax, est arrêté et qu'en réaction, Habib Achour décrète, pour la première fois, une grève générale de deux jours, les 26 et 27 janvier. Dans son discours, il prononcera la fatidique phrase "Nul n'est combattant suprême que le peuple". Bourguiba pouvait peut être tout pardonner, sauf cette démystification qui remettait en question sinon sa légitimité, du moins son aura. Le PSD appelle ses partisans à descendre dans la rue pour casser, coûte que coûte, la grève. La confrontation devenait inévitable, bien que Achour ait pris soin d'inviter les travailleurs à rester chez eux, pour éviter toute provocation. C'était sans compter sur les manœuvres des milices du parti et la réaction, surtout, des jeunes des quartiers populaires de Tunis qui caillassaient tout devant eux, policiers, voitures, commerces, magasins, immeubles... Comme un feu de paille, les foules grossissaient, les émeutes se propageaient, toutes les unités de police sont sollicitées, avec ordre de tirer à balles réelles. Pour limiter le carnage et rétablir le calme, l'armée est appelée à la rescousse. Mais en ce 26 janvier 1978, un "jeudi noir", la Tunisie post-indépendance aura vécu son premier soulèvement. Provoqué ou/et spontané, il aura, également, fait trembler le pouvoir de Bourguiba. Il aura, par ailleurs et officiellement, coûté une cinquantaine de morts (plus de 120, selon d'autres sources), une condamnation de dix ans de travaux forcés pour Habib Achour avec des membres de la Centrale syndicale et révélé "l'efficacité" d'un certain...Zine El Abidine Ben Ali, qui venait d'être nommé directeur de la sûreté nationale pour mater les troubles naissants.
- Chauds deviennent les janviers
L'UGTT décapitée, sa direction changée et des augmentations salariales consenties, l'accalmie revient. Fragilisé par ces événements, puis par le refus de Bourguiba d'engager des représailles contre le régime de Kadhafi, après la tentative de son enlèvement (à défaut, de son assassinat) par un commando libyen, Hédi Nouira est rapidement frappé par une grave hémiplégie dont il ne se relèvera pas. Avant même de nommer son successeur, Bourguiba en profite pour libérer, en 1979, Habib Achour et le mettre en résidence surveillée, avant de le gracier avec ses compagnons, un an plus tard, dans un geste d'apaisement, à l'instigation de son tout nouveau Premier ministre, Mohamed Mzali.
Ce dernier, contrairement à son prédécesseur, est proche des pays arabes, notamment du Golfe, dont il attire les investisseurs, permettant à l'économie de ne pas connaître de problèmes notables. Mais dès l983, la chute des prix du pétrole, à l'époque première source de devises (le pays n'en deviendra importateur net qu'en 2000), les équilibres budgétaires commencent à plier, ce qui se répercute sur le climat social et pousse Mzali à solliciter des emprunts du Fonds monétaire international. Ce dernier conditionne son intervention à un programme d'ajustement structurel, à commencer par les compensations de l'Etat qui touchent surtout les produits céréaliers et qui représentent environ 10% du budget de l'Etat et 3,1 du PIB (produit intérieur brut). Sans en mesurer les conséquences et profitant de la presque-sénilité de Bourguiba, il le convainc que les Tunisiens jettent la moitié de leurs achats en pain et en pâtes qui vont aux éleveurs de bétail (!?), d'où l'opiniâtreté d'enlever leur trop coûteuse subvention. Ainsi, le 29 décembre 1983, il annonçait une réduction drastique de l'intervention de l'Etat sur les produits céréaliers. Cela se traduisait par une augmentation de 110% de la farine, de la semoule, des pâtes... Le pain, symbole de tous ces produits, passait de 80 à 170 millimes (0,17$, le dollar revenant à l'époque à environ un dinar tunisien). Enorme, quand on sait que les salaires moyens étaient autour de 130 dinars et ceux des enseignants du secondaire, par exemple, n'atteignant pas les 200.
En tout cas, en ce jour même du 29 décembre 1983, Douz (580 kilomètres au Sud de Tunis) se révolte, puis les proches Kébili et El Hamma. Les jours suivants, ce sont les grandes villes de Gabès, Sousse, Sfax, Kasserine, Kairouan...qui se soulèvent. Tout le Centre et le Sud du pays sont en ébullition. Le 3 janvier, c'est au tour de Tunis et de ses banlieues de s'embraser. C'est le chaos total, accompagné de pillages, de saccages, de routes coupées par des pneus et des barricades en feu... Les projectiles pleuvaient de partout... Plus qu'une rébellion, une révolte. La répression est tout aussi brutale. Les jets de pierres des insurgés tuent deux automobilistes, les policiers tirent des bombes lacrymogènes puis à balles réelles, faisant probablement beaucoup plus que les 47 morts annoncés, dont l'avocat et activiste des droits de l'Homme Fadhel Sassi, tombé près de son étude, en plein centre-ville à l'avenue de Paris et dont une discrète ruelle, pas très de là, portera le nom...beaucoup plus tard. Pour la deuxième fois, l'armée intervient, l'état d'urgence et le couvre-feu sont décrétés, ainsi que Ben Ali rappelé à la sûreté nationale. Bourguiba se rétracte et annule la levée de la subvention, mais laisse ,cette fois-ci, Ben Ali à son poste. Il n'en bougera d'ailleurs plus, jusqu'à sa nomination Premier ministre en 1987 et son coup d'Etat qui l'a mené à Carthage, le 7 novembre de la même année. En bref, deux grands tremblements au cours des 31 ans du règne de Bourguiba, avant qu'il ne fasse partie de l'histoire.
En tout cas, depuis ce fameux 3 janvier 1984, aucun président, ni chef de gouvernement n'a plus touché au pain, sinon avec précaution et muni de pincettes. Au point qu'aujourd'hui où tout connaît une flambée astronomique, où les subventions sur d'autres produits sont partiellement ou complètement levées, la baguette est à 190 millimes et le gros pain, quand on en trouve, à 250.
Ce n'est toutefois pas sûr que la première pèse les 250 grammes réglementaires, ni que le second les 400, mais cela est une autre paire de manches. Tout comme la réduction des importations des besoins habituels du pays, tant en produits céréaliers qu'en d'autres de base, constitue une autre manière de limiter les sorties de devises et par là-même des subventions, quitte à entraîner des pénuries ou des manques, devenus chroniques. Une solution qui peut être intelligente mais qui ne peut perdurer.
(*) Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.
(**) Slah Grichi, journaliste, ancien rédacteur en chef du journal La Presse de Tunisie.
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