Tunisie : Tunis Carthage, l’aéroport de toutes les polémiques
Plus important aéroport de la Tunisie, Tunis Carthage est devenu sujet à polémiques depuis quelques années. Retour sur une affaire qui n’a pas tari de rebondissements
Tunisia
AA/Tunis/ Fatma Ben Dhaou
A seulement 8 km du centre-ville de Tunis, l’aéroport de Tunis Carthage a longtemps été la fierté d’une capitale tunisienne qui s’expansait au fur et à mesure que l’Etat de l’indépendance se construisait.
Exploitée depuis 1972 et étendue en 1997 pour couvrir une surface totale de 57 448 m2, l'aérogare actuelle, composée de deux étages (départ et arrivée), est dotée d'une capacité d'accueil de 4,4 millions de voyageurs par an (soit 35,98 % du trafic total des aéroports du pays). La superficie totale de l'aéroport s'élève à 820 hectares.
Mais voilà que face à la multiplication du nombre des voyageurs et l’usure de l’infrastructure de l’aéroport avec le temps, des questions sur l’avenir de Tunis Carthage commençaient à défrayer la chronique, jusqu’à ce que éclate la première polémique : va-t-on garder l’emplacement actuel de l’aéroport, ou bien le transférer ailleurs ?
En fait, sous le mandat des deux anciens ministres tunisiens de Transport, Anis Ghédira (2016/2017) et Radhouane Ayara (2017/2018), le ministère a commandité l’étude de faisabilité technico-économique du transfert de l’aéroport, une étude qui a finalement dégagé trois scénarios pour Tunis-Carthage.
Le premier consiste en l’extension et l’aménagement de l’aéroport.
Le deuxième scénario prévoit la construction d’un nouvel aéroport qui viendrait s’ajouter à celui de Tunis-Carthage.
Quant au troisième scénario, il porte sur la réalisation d’un nouvel aéroport qui viendrait remplacer l’actuel aéroport de Tunis-Carthage. Le nouvel aéroport serait opérationnel dans 10 ans et se situerait à 30 km du centre de la capitale. Trois sites seraient identifiés : Utique (gouvernorat de Bizerte), Borj Touil (gouvernorat de l’Ariana) et Bouhnach (gouvernorat de la Manouba).
Les experts s’étaient depuis montrés divisés, certains prônant un simple aménagement plus efficace et nettement moins coûteux, et d’autres plaidant pour un transfert de cet aéroport qui a atteint ses limites et dont toute extension n’est autre qu’une solution de rafistolage inefficace à long terme.
Fin du suspense le 29 octobre 2019, date à laquelle Hichem Ben Ahmed, ministre du Transport à l’époque avait annoncé sur les ondes de la radio privée Mosaïque FM qu’un appel d’offres pour l’aménagement et l’extension de l’aéroport de Tunis Carthage sera lancé en 2020 pour augmenter sa capacité à 8 millions de voyageurs par an.
La polémique semble ainsi se calmer et un grand ouf de soulagement gagne Tunis. Mais l’affaire qui semblait être classée resurgit pour défrayer la chronique encore une fois, sous la forme d’une autre polémique, liée cette fois ci à l’appel d’offre. L’appel d’offre N 1/2020 de l’Office de l’Aviation civile et des Aéroports (OACA) pour une présélection des candidats à la réalisation de l’extension du terminal 1 de l’aéroport.
Aussitôt publié sur TUNEPS (Tunisia on-line E-procurement system) par l’OACA, à la mi-septembre dernier, cet appel d’offre a donné naissance à un tollé en rapport avec la formule de conception-réalisation « clé en main », vivement rejetée par les gens du métier.
Les architectes et les ingénieurs considèrent qu’une telle formule, sans règles strictes bien définies, est une porte ouverte à tous types de dépassements et d’abus.
Le Conseil de l’ordre des architectes de Tunisie (OAT), le Conseil de l’ordre des ingénieurs tunisiens (OIT), la Fédération nationale des entreprises de bâtiment et des travaux publics et le syndicat national des architectes de libre exercice ont tous fait une levée de bouclier commune, condamnant les conditions et le cadre de l’appel d’offres.
« La formule clé en main est une formule vague sans critères précis… Dans l’appel d’offre en question, on précise juste à l’entrepreneur qu’on veut aménager l’aéroport pour qu’il atteigne une certaine capacité en matière de nombre de voyageurs… Comment l’entrepreneur va-t-il procéder ? On ne le précise pas… Il est complètement libre de faire ce qu’il veut… Le principe de la garantie de la qualité et des besoins requis est ainsi absent… En outre, l’OACA s’est contenté de faire une étude préliminaire du projet, alors que l’étude détaillée va se faire par l’entrepreneur même qui sera juge et partie à la fois », a expliqué Kamel Sahnoun, président de l’Ordre des ingénieurs dans une déclaration à l’agence Anadolu.
Et d’ajouter « quand tu fais un appel d’offre sous la formule clé en main, tu fais ainsi appel aux grandes firmes spécialisées dans la construction des aéroports… Sauf qu’en Tunisie, nous n’avons pas ce genre d’entreprises géantes, ce qui veut simplement dire que ton appel d’offres s’adresse exclusivement aux firmes étrangères qui ont leur propre réseau de sous-traitants et qui excluront donc, à leur tour, les Tunisiens ».
Zouari a conclu : « En écartant les compétences tunisiennes, non seulement on contribue à l’épuisement des réserves en devise du pays, mais on crée aussi un autre problème, celui de l’absence d’accumulation du savoir. Tout ceci est malheureusement lié au modèle de développement de la Tunisie qui est complètement obsolète et qui ne sert pas l’économie nationale. Il faut repositionner les compétences tunisiennes au centre de l’échiquier économique du pays ».
A son tour, Sahbi Gorgi, Président de l’Ordre des architectes ne cache pas sa colère.
« En tant que technicien, quand je constate qu’un appel d’offre limite dans, une clause claire, la participation aux entreprises ayant certifié un chiffre d’affaires annuel de 500 millions de dinars minimum pendant trois ans, ceci stipule qu’il y a exclusion automatique des entreprises tunisiennes, dans un projet concernant un bâtiment de souveraineté, ce qui n’est pas normal. Ceci veut simplement dire que l’appel d’offre est orienté… C’est scandaleux… C’est une honte », a affirmé Gorgi dans une déclaration à Anadolu. Dans un article de presse signé par Gorgi et publié dans le cadre de cette affaire, ce dernier avait affirmé : « sous couvert de libéralisme et de mondialisation, nous voyons ces jours-ci, apparaître des lobbys très puissants et très influents qui poussent à exclure directement et de fait les entreprises tunisiennes des grands projets ».
La tension a atteint son paroxysme au moment où l’OAT, indiquant avoir rencontré en vain le ministre tunisien du Transport et de la Logistique, a indiqué, dans un communiqué rendu public le 21 septembre dernier, avoir décidé d’interdire à tous les architectes tunisiens de prendre part à ce chantier, sous peine de sanctions disciplinaires.
Le communiqué de l’Ordre des Ingénieurs publié le lendemain, quoique moins catégorique que celui des architectes, a également appelé le ministère de tutelle et l’OACA à renoncer à l’appel d’offre dans sa formule actuelle.
Dans cette guerre par communiqués interposés, l’OACA a, à son tour, publié sur sa page Facebook, le 24 septembre, un communiqué dans lequel on peut lire « l’Office a recouru à la formule « clé en main » conformément à l’article 15 de l’arrêté numéro 1039 daté du 13 mars 2014 régissant les marchés publics, qui stipule qu’on pourrait recourir à cette formule en cas de projets compliqués nécessitant des techniques spécifiques et un processus de construction hautement interconnecté… C’est le cas du projet de l’aménagement de l’aéroport de Tunis Carthage ».
« L’office présentera les résultats de l’appel d’offres à la Commission supérieure de contrôle et d’audit des marchés publics, habilitée à réviser les volets juridiques et de ce dossier », conclut de communiqué de l’OACA.
Au-delà du communiqué, l’OACA contacté par l’agence Anadolu, s’est abstenu de tout commentaire.
La polémique continue en sourdine, mais une chose est sûre : l’aéroport de Tunis Carthage gardera la même adresse pour quelques années encore.
Affaire à suivre.