Crise énergétique : Une réponse de l’Europe… en ordre dispersé
- Certains Etats membres de l’UE ont adopté des plans leurs permettant de faire face à la crise, suscitant les réserves de Bruxelles qui appelle à plus de concertation et de cohésion dans les prises de décisions
Tunisia
AA / Tunis / Mourad Belhaj
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'Union européenne a connu une envolée des prix de l'électricité et du gaz, avec les lourdes répercussions que cela implique pour les ménages et les entreprises.
La forte baisse de l'approvisionnement en provenance de la Russie, qui couvrait auparavant environ 40 % des besoins en gaz de l'Union européenne, a poussé certains gouvernements européens à prendre toute une série de mesures pour y répondre, accusant dans la foulée Moscou d’utiliser l'énergie comme une arme. La Russie affirme, pour sa part, que les sanctions occidentales imposées suite à l'opération militaire en Ukraine sont à l’origine de cette crise.
Au niveau communautaire, l’UE n’est pas en reste, puisqu’un plan visant à faire face à l'urgence énergétique est sur la table. Baptisé REPowerEU, il a été officiellement présenté par la Commission européenne le 18 mai 2022 avec pour ambition d’être l’instrument d’une réponse commune et solidaire face à la crise de l’énergie.
- Un plan d’urgence énergétique européen
Le plan d'urgence énergétiqueREPowerEU, s'appuie sur les propositions du paquet "Ajustement à l'objectif 55" (Fit for 55%), présenté un an auparavant, dans le but de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d'au moins 55 % d'ici à 2030 et d'atteindre la neutralité climatique en 2050, comme le prévoit le "pacte vert pour l'Europe".
L'agression militaire russe contre l'Ukraine a incité le Conseil européen à réviser les objectifs du pacte vert en accélérant leur calendrier et en augmentant les ressources financières pour leur réalisation.
Les trois axes politiques du plan d’urgence européen s'articulent autour des économies d'énergie, de la production d'énergie propre et de la diversification de l'approvisionnement énergétique.
Le plan prévoit, à court terme, que le gaz, le GNL et l'hydrogène devraient être achetés par les États membres de l'UE de manière conjointe, "par l’intermédiaire de la plateforme énergétique de l’UE pour tous les États membres qui souhaitent y participer, ainsi que pour l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et les Balkans occidentaux". De nouveaux partenariats énergétiques avec des fournisseurs fiables sont également à l'étude, à l'instar de celui conclu en juillet avec l'Azerbaïdjan.
Il est ainsi estimé que le "déploiement rapide de projets photovoltaïques et éoliens combiné au déploiement de l’hydrogène renouvelable (permettra) de réduire de 50 milliards de m³ environ les importations de gaz", alors que l’augmentation de la production de biométhane permettrait de réduire ces importations de gaz de 17 milliards de m³.
REPowerEU prévoit également d’en appeler à la coopération des populations et des entreprises européennes, celles-ci devant suivre des recommandations spécifiques en matière d'économie d'énergie pour réduire les importations de 13 milliards de m³ supplémentaires.
Les réserves de gaz de l’UE se situent actuellement aux alentours de 90% des capacités de stockage, toutefois, en cas d'interruption total de l'approvisionnement en gaz russe, des plans de rationalisation de la demande coordonnés par l'UE sont également prévus par REPowerEU.
Le plan prévoit également des objectifs à réaliser à l’horizon 2027, comprenant la mise en œuvre des nouveaux plans REPower aux niveaux nationaux, "au titre du Fonds pour la reprise et la résilience modifié — pour soutenir les investissements et les réformes pour un montant de 300 milliards d’euros".
La décarbonation industrielle sera également stimulée "grâce à des projets bénéficiant de financements anticipés pour un montant de 3 milliards d’euros au titre du Fonds pour l’innovation", et de nouvelles réglementations seront élaborées pour permettre une délivrance plus rapide des permis pour les énergies renouvelables, en particulier dans les zones à faible risque environnemental.
Les économies d'énergie estimées à 9 % d'ici à 2030 devraient ainsi passer à 13 %, alors que l'objectif en matière d'énergies renouvelables passerait de 40 à 45 % à l’horizon 2030.
Le plan de la Commission européenne prévoit en outre "une initiative ‘Accélérateur Hydrogène’ pour porter la capacité de fabrication d’électrolyseurs à 17,5 GW d’ici 2025 afin d’alimenter l’industrie de l’UE avec une production domestique de 10 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable".
Selon l'institut Bruegel, think tank consacré à la recherche politique sur les questions économiques, basé à Bruxelles, le plan de la Commission européenne est globalement positif, mais n'est pas suffisant.
Les économistes Simone Tagliapietra, Georg Zachmann et Jeromin Zettelmeyer de l'institut Bruegel estiment qu’un plan "plus complet" doit garantir que tous les pays apportent toute la flexibilité disponible en termes d'offre d’énergie, qu'ils fassent de réels efforts pour réduire la demande de gaz et d'électricité, qu'ils maintiennent leurs marchés de l'énergie ouverts et qu'ils "centralisent leur demande pour mieux négocier avec les fournisseurs de gaz extérieurs".
- L’Allemagne fait cavalier seul
Le Chancelier allemand a effectué, le 25 septembre, une tournée dans les pays du Golfe, où il a conclu un accord prévoyant la fourniture par les Emirats arabes unis, en 2022 et 2023, de gaz liquéfié et de diesel.
L’entreprise publique émiratie Adnoc fournira à l’Allemagne "jusqu'à 250 000 tonnes de diesel par mois en 2023", selon l'agence de presse émiratie Wam.
Pour Olaf Scholz, la Russie utilisait ses livraisons d’énergie comme une arme au niveau international. Or, "depuis la destruction des gazoducs dans la mer Baltique, on sait qu’il n’y aura plus de livraison de gaz russe dans un avenir prévisible", ajoute-t-il.
Ainsi, et dans le souci d'empêcher une "spirale descendante pour l'économie allemande", "des ruptures structurelles économiques, des pertes technologiques et des difficultés sociales", le gouvernement allemand a annoncé, le 29 septembre, un plan de 200 milliards d'euros de subventions pour faire face à la crise énergétique.
Le "bouclier de défense économique", que le gouvernement Scholz entend mettre en œuvre au plus vite, vise à faire face à l'inflation qui ne cesse d'augmenter depuis le début de l'opération militaire russe en Ukraine.
Le plan sera financé par de nouveaux emprunts, Berlin ayant suspendu cette année son "frein à la dette", qui plafonne les nouveaux emprunts à 0,35% du produit intérieur brut (PIB). Ce "bouclier" prévoit entre autres un mécanisme de "frein d'urgence" pour les tarifs du gaz et de l'électricité et l'abandon du projet de taxe sur le gaz, jugé dépassé après la nationalisation de l'importateur de gaz Uniper. Les réacteurs nucléaires du sud du pays, qui devaient fermer avant la fin de cette année, resteront quant à eux en activité jusqu'au printemps.
D’aucuns affirment que l'Allemagne utilise en fait sa puissance économique pour renflouer ses entreprises, sans tenir compte du fait que d'autres pays ne peuvent pas faire de même.
Le bouclier allemand irait à l’encontre des engagements pris par les vingt-sept membres de l’UE de réduire la consommation d’énergie et tendrait plutôt à l’encourager, ce qui incite certains observateurs à accuser l’Allemagne de duplicité lorsque Berlin ne plaide l'austérité qu’à Bruxelles.
Dans une tribune publiée dans plusieurs journaux européens, deux membres de la Commission européenne, le commissaire au marché intérieur Thierry Breton et le commissaire à l'économie Paolo Gentiloni, ont fait part de leurs réserves concernant l’initiative allemande, appelant à une approche européenne commune pour protéger l'industrie et les citoyens européens, sans fausser la concurrence sur le marché intérieur.
"Comment les États membres qui ne disposent pas des mêmes marges budgétaires pourront-ils, eux aussi, soutenir les entreprises et les ménages ?", se sont-ils interrogés.
Et les deux commissaires européens de poursuivre : "Plus que jamais, nous devons éviter de fragmenter le marché intérieur, d'installer une course aux subventions et de remettre en question les principes de solidarité et d'unité qui fondent notre projet européen."
Thierry Breton et Paolo Gentiloni épinglent dans leur tribune "les efforts non homogènes consentis pour la défense du continent, les sous-investissements dans les infrastructures, notamment énergétiques, qui doivent bénéficier à tous, (ainsi que) la dette carbone plus faible lorsqu'un État membre a investi pour réduire la part des énergies fossiles dans son bouquet énergétique".
Nombre d’analystes voient dans cette "charge" une allusion à l’Allemagne. Pour Emmanuel Berretta du magazine Le Point, "l'Allemagne est appelée à jouer la carte européenne plutôt que de profiter de sa puissance pour écraser ceux qui n'ont pas ses moyens".
"L’Allemagne n'a pas payé le juste prix de sa défense en déléguant sa sécurité aux États-Unis et en poursuivant ses achats militaires outre-Atlantique", explique-t-il dans son article "Soutien aux entreprises : l’Allemagne rappelée à l’ordre".
Selon lui, "le texte des commissaires souligne en creux tout ce que l'Allemagne n'a pas payé pendant de longues années". Les deux commissaires européens épingleraient ainsi la première puissance économique du continent qui "s'en est remise au gaz russe en investissant au minimum dans les gazoducs Nord Stream".
- Désunion européenne et plafonnement des prix de l’énergie
La réunion des chefs d'État et de gouvernement de l'UE, tenue le 7 octobre à Prague, dans le cadre d'un sommet informel consacré à la crise énergétique, a été largement marquée par le mécontentement suscité par le plan d'aide de Berlin aux entreprises allemandes.
Entre irritation et indignation, les réactions ont témoigné d'un profond clivage entre Berlin et ceux qui, dans l'Union européenne, souhaitent davantage de solidarité.
La Pologne a accusé l'Allemagne de "détruire le marché intérieur de l'UE en subventionnant ses propres entreprises, tout en s'opposant à un plafonnement du prix du gaz au niveau européen".
"L'égoïsme allemand doit être relégué au placard", a déclaré le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki.
Et d’ajouter : "Le pays le plus riche, le pays le plus puissant de l'UE essaie d'utiliser cette crise pour obtenir un avantage concurrentiel pour ses entreprises sur le marché unique. Ce n'est pas juste, ce n'est pas comme ça que le marché unique devrait fonctionner".
Alors qu'aucune décision n'était attendue de ce sommet informel, certains espéraient que les discussions permettraient de progresser sur le dossier de l'énergie et de préparer le terrain pour un accord définitif lors du prochain Sommet européen ordinaire, prévu les 20 et 21 octobre.
Or, les divisions étaient manifestes avant même la tenue du sommet, plusieurs pays de l'UE ayant demandé à Bruxelles de proposer un plafonnement des prix de gros du gaz, alors que certaines capitales européennes ont soulevé des réserves quant aux modalités de sa mise en œuvre.
L'Allemagne, le Danemark et les Pays-Bas s'opposent à un tel plafonnement, craignant qu'il ne rende difficile l'achat de gaz sur des marchés mondiaux sous tension.
La Commission européenne s'était également montrée réticente à l'idée de plafonner les prix du gaz, invoquant des préoccupations similaires, mais elle a cédé à la pression en soumettant, le 5 octobre, en amont du sommet, des idées concernant un plafonnement des prix du gaz.
Présente au sommet de Prague, la présidente de la Commission européenne, a déclaré : "Nous allons envisager des financements supplémentaires au niveau européen afin que tous les États membres aient la même possibilité d'investir dans la transition".
Les réserves de gaz de l'UE étant remplies à 90 % de la capacité de stockage, Ursula Von der Leyen, a déclaré que l'Union était bien préparée pour l'hiver.
"Nous maîtrisons la première ligne de protection de notre marché. Il est maintenant temps de discuter de la manière dont nous pouvons limiter les pics de prix de l'énergie et leur manipulation par Poutine", a-t-elle affirmé.
L’UE sera-t-elle en mesure de remplir ces réserves d'ici à l'hiver 2023 ? La tâche pourrait s'avérer encore plus délicate qu’elle ne l’a été en 2022.
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