L’Occident est-il à bout de patience face aux menaces de Wagner contre l’aile gauche de l’OTAN? (Analyse)
Istanbul
AA / Istanbul
L’appel lancé par le Secrétaire d’Etat britannique à la Défense, Ben Wallace, à son pays et à ses alliés pour se préparer à affronter les mercenaires de la compagnie russe de Wagner, en Libye et ailleurs, et l’approbation par Washington d’équiper un porte-avions italien par des chasseurs de type F-35 montrent que les Occidentaux sont à bout de patience face à l’extension de l’influence russe dans l’aile gauche de l’OTAN.
La pression exercée par les Etats-Unis et leurs alliés pour faire sortir Wagner en dehors de la Libye est concomitante avec le déploiement d’effectifs russes militaires sans précédent, depuis 2014, au niveau des frontières avec l'Ukraine.
Washington a réagi en dépêchant deux navires militaires à la Mer Noire, à proximité de la ligne de front entre la Russie et l'Ukraine, dans une tentative de chaque partie d'abattre de nouvelles cartes pour exercer une pression mutuelle, dans un champ de bataille éloigné.
De son côté, la compagnie russe Wagner a effectué 48 sorties, à la fin de la semaine écoulée, partant des bases aériennes de Tamenhant (sud-ouest) et de Syrte (nord), dans ce qui a été considéré par les forces de Tripoli comme étant une violation de l'accord de cessez-le-feu.
-- Une partie d’échec
Les Etats-Unis et les pays européens exercent une pression sur la Russie au niveau de son aile ouest en Ukraine, tandis que Moscou exerce une pression mutuelle sur l'OTAN, au niveau de son aile sud, à partir de la Libye.
Cela ressemble à une partie d'échec dont le champ s’étale de la mer Noire jusqu’en Méditerranée et tout mouvement effectué par une partie sur un front pourrait amener l'autre partie à réagir sur un autre front.
Certes, une guerre ouverte et totale est exclue dans l'est de l'Ukraine ou en Libye, compte tenu de la nature des équilibres entre les deux plus grandes puissances nucléaires au monde, mais si une guerre se déclenche dans les deux régions, elle pourrait emprunter un genre nouveau, méconnu et différent des guerres conventionnelles.
La Russie impose à l'Occident une guerre hybride et non-conventionnelle à travers son armée privée « Wagner » et par le biais de ses alliés locaux, que ce soit dans l'est de l'Ukraine ou encore les milices de Khalifa Haftar dans l'est de la Libye.
C'est ce qui a poussé le secrétaire d'Etat britannique à la Défense à dire que : « Ces groupes mystérieux (Wagner) sont appuyés actuellement par plusieurs armées bien entrainées et financées placent les armées des pays occidentaux face à une mission complexe ».
Wallace va encore plus loin lorsqu'il appelle à se préparer pour affronter Wagner, que ce soit en Ukraine, en Syrie, en Libye ou en Centrafrique.
Il précise, à ce propos, que le « Royaume-Uni et d'autres alliés ont besoin d'être prêts pour relever les défis et affronter les groupes de mercenaires, afin de contrecarrer leur influence malsaine, là où ils (Wagner) évoluent ».
De leur côté, des experts américains excluent l’implication de Washington à nouveau dans une guerre en Libye, pour éviter les scénarii afghan et irakien, voire libyen en 2011.
En contrepartie, ces mêmes experts prévoient que Washington réactivera ses outils et moyens diplomatiques et économiques pour faire sortir Wagner de la Libye et exhortera ses alliés (Les Emirats et l’Egypte) à ne pas offrir d’appui logistique à Moscou dans la région.
-- Haftar, otage de Wagner
L’approche américaine visant à sortir Wagner du territoire libyen est fondée sur la création d’un gouvernement unifié qui exigerait des mercenaires de quitter le pays.
Toutefois, l’appel lancé par le Chef du gouvernement d’Union nationale, Abdelhamid Dbeibah n’a pas eu d’écho favorable auprès de Wagner qui a continué à fortifier ses positions et a creusé une tranchée, allant de la province d’al-Jofra dans le sud jusqu’à la province de Syrte dans le nord du pays.
Il se dégage des fortifications et de l’équipement des mercenaires de Wagner par des armes russes lourdes, tels que des blindés, des chars, des missiles anti-aériens, des chasseurs de type Mig-29 et Soukhoi-24, que la Russie n’envisage pas de quitter la Libye dans un avenir proche.
La situation tendue dans l’est de l’Ukraine accroit l’importance stratégique de La Libye pour Moscou dans son affrontement de la tentative de l’OTAN de l’encercler à partir de l’ouest. Ainsi, il est peu probable que la Russie laisse tomber facilement ses positions à Syrte et à al-Joffra.
Haftar apparait devant Wagner comme un enfant ayant élevé un serpent, qui, devenu un dragon, une fois grandi, l’a avalé.
La demande faite par la Commission militaire mixte « 5 + 5 », qui comprend cinq représentants de Haftar, exigeant le départ des mercenaires, n'a pas trouvé d’écho favorable auprès de Wagner, qui compte dans ses rangs 2 000 éléments en Libye, en plus des mercenaires syriens, placés actuellement sous le contrôle direct des chefs de la compagnie russe et des mercenaires africains qui se sont ralliés à Wagner.
Cette réalité dévoile la perte par Haftar de tout contrôle exercé sur les mercenaires de Wagner ainsi que sur les mercenaires africains et syriens et traduit également son incapacité financière, ce qui ne lui permet plus de verser des millions de dollars aux mercenaires, qui servent celui qui paye le plus.
L’incapacité de Haftar de verser les millions de dollars aux mercenaires le rend redevable envers eux, voire à leur merci, en particulier après la défaite du général putschiste à Tripoli (2019-2020), qui avait comme principal objectif de s’emparer des ressources de la Banque centrale pour honorer ses dettes.
Cette vérité a été exprimée par l’un des éléments loyaux au général à la retraite, du nom de Ezzedinne Aguil, quand il a dit que les milices de Haftar « ne peuvent pas expulser Wagner facilement. Nous ne savons pas de combien de fonds dispose cette compagnie et si l’armée (milices de Haftar) est capable de lui verser ces sommes ».
Aguil affirme que « si Wagner quitte la Libye sans obtenir ces fonds, cette compagnie ne les obtiendra jamais, raison pour laquelle elle ne quittera pas notre territoire avant de les engranger ».
Il a même prévu un putsch qui sera perpétré contre Haftar au cas où les mercenaires subiraient des pressions pour quitter la Libye.
Cette configuration fait de Haftar un otage de Wagner, ne disposant pas de l’autorité d’exiger leur départ du pays, quand bien même il le voudrait, et qu’il sera même amené à procéder à une sorte de troc, pétrole contre impayés illégaux ».
Au mois de juin dernier, l’ancien ministre de l’Intérieur, Fathi Bashagha, avait considéré la prise de contrôle par les mercenaires de Wagner du champ pétrolier d’al-Charara (sud-ouest) en compagnie d’un groupe de Janjawid soudanais, comme étant un fait grave sans-précédent du contrôle par des mercenaires étrangers des richesses libyennes.
Bashagha avait mis en garde, à l’époque, que la prise de contrôle par Wagner des richesses du pays, constitue « une sérieuse menace pour la sécurité nationale libyenne et affecte les intérêts de l’ensemble des compagnies américaines et européennes opérant dans le secteur énergétique, qui seront désormais l’otage d’un envahissement russe sans précédent ».
-- L’option militaire n’est pas complètement exclue
L’échec des pressions américaines et européennes, aux plans diplomatique et économique, à faire sortir Wagner de Libye, pourrait inciter l’OTAN à expérimenter des options militaires complexes et indirectes.
La première option consiste en le lancement de raids aériens contre des objectifs de Wagner, aussi bien dans la base aérienne d’al-Joffra (650 Km au sud-est de Tripoli) que d’al-Qardhabiya pour neutraliser les avions de chasse et les systèmes de défense anti-missiles.
Les Etats-Unis avaient annoncé, le 23 septembre 2020, avoir ciblé un réseau lié à Wagner, le jour même où un hélicoptère militaire russe s’est écrasé au sud de la localité de Soukna à al-Joffra (centre), provoquant la mort de quatre éléments de Wagner.
L’approbation par Washington d’équiper le porte-avions italien « Nave Cavour » de chasseurs de type F-35 de la cinquième génération s'inscrit dans le cadre du renforcement de l’aile sud de l’OTAN pour faire face à la consolidation de la présence militaire de Moscou en Libye.
Le second scénario est celui de voir Washington exercer des pressions fermes sur Hafatr et ses alliés arabes (L’Egypte et les Emirats) pour isoler Wagner en Libye et les priver de tout soutien logistique.
Cette action sera le prélude d’une attaque que lanceront les forces de l’ouest libyen sous la couverture du gouvernement d’Union nationale et avec un appui militaire de l’OTAN, que ce soit par des raids aériens ou par le déploiement d’unités spéciales au nombre limité.
Washington avait appuyé, auparavant, une option militaire comportant les mêmes étapes, en assurant une couverture aérienne à une attaque perpétrée par les forces du gouvernement d’Entente nationale contre l’organisation terroriste de Daech en 2016, avec la participation d’unités spéciales des forces américaines et britanniques en plus d’un hôpital de campagne italien de 200 éléments entre soldats et médecins.
Le ministre italien de la Défense, Lorenzo Guerini, a fait allusion au scénario consistant en une attaque par les forces du gouvernement d’Union contre Wagner, lorsqu’il a évoqué devant le parlement de son pays la « précarité » du cessez-le-feu en Libye.
« Un processus politique des plus sensibles se déroule actuellement en Libye, un processus qui s’est développé sur fond d’un cessez-le-feu précaire qui est menacé par la présence de mercenaires étrangers et miliciens », a-t-il ajouté.
Guerini a fait allusion à la participation de Rome à toute opération militaire que lancera l’OTAN en Libye contre Wagner. Il a déclaré, à ce propos, que « l’Italie continuera à inciter davantage d’intérêt pour l’aile sud de l’Alliance transatlantique et sera, à coup sûr, à la tête de toute initiative lancée pour garantir la stabilité ».
La prochaine étape est assez sensible pour les Libyens, d’autant plus que tout retard accusé dans la réalisation de la réconciliation, l’unification du pays, l’expulsion des mercenaires de Wagner et la tenue des élections à la date prévue, est de nature à faire de leur pays un théâtre d’un conflit russo-américain aux résultats incalculables.