La crise entre Farmajo et Roble menace les élections et ravage la Somalie (Analyse)
- Le président de la République a suspendu son Premier ministre, le temps d’achever les investigations dans des affaires de corruption, sur fond d’accusations mutuelles entre les deux hauts responsables
Somalia
AA / Mogadiscio / Nour Geidi
Dès la résolution d’une crise, une autre émerge sur la voie des élections présidentielle et législatives en Somalie. Toutefois, le timing de la crise actuelle qui oppose le président de la République, Mohamed Abdullahi Farmajo, à son Chef de gouvernement, Mohamed Hussein Roble, est le prélude de l’entrave du processus électoral et menace la stabilité relative qui prévaut dans le pays depuis plusieurs années.
Plusieurs experts et observateurs ont indiqué, dans des entrevues séparées accordées à l'Agence Anadolu, qu’il ressort des accusations mutuelles être Farmajo et Roble concernant le processus électoral une scission aiguë au sein des commissions électorales, laquelle scission a été mélangée au processus politique, dans le cadre d’une constitution provisoire qui ne délimite pas clairement les prérogatives.
Farmajo avait annoncé, dimanche, l’échec de Roble dans la gestion du processus électoral, une accusation rejetée par ce dernier qui la considère comme étant une mesure délibérée pour entraver l’organisation des élections.
Le Président a décidé, lundi, la suspension de Roble « jusqu’à la fin d’investigations dans des affaires de corruption ».
Roble a rétorqué en accusant Farmajo de tenter de prendre le contrôle par la force du cabinet du Chef du gouvernement, considérant ce qui s’est passé comme une « tentative de coup d’Etat et de violation de la constitution ».
Ces développements ont suscité des appels locaux et internationaux, de la part notamment de Washington et de Londres, à faire preuve de retenue et résoudre la crise pacifiquement.
Le 27 décembre 2020, le mandat du Parlement a pris fin, tandis que le mandat de Farmajo (4 ans) s’est achevé le 8 février 2021, mais ce dernier a continué à présider le pays, sur fond de différends entre son gouvernement et les chefs des cinq provinces somaliennes autonomes. Les litiges portent sur l’organisation des élections législatives et présidentielle.
- La Constitution provisoire
L'analyste politique somalien, Mohamed Abda, a déclaré que la « scène somalienne est habituée aux conflits politiques, mais la nouvelle crise qui oppose Farmajo à Roble, est tout à fait différente de celles qui l'ont précédé, dans la mesure où son timing renferme une série de défis qui impacteront sûrement sur le paysage politique ».
L'analyste a estimé que « les racines de la plupart des crises politiques qui se sont succédé dans le pays, remontent à la Constitution provisoire, qui ne délimite pas et ne partage pas les prérogatives, d'autant plus que c’est durant la saison électorale que les crises politiques se multiplient, au sujet des modalités et des mécanismes du déroulement du scrutin ».
Depuis l'élection du premier gouvernement transitoire en 2000, la Somalie est régie par une Constitution provisoire, qui pour devenir permanente, requiert l'approbation du Parlement, suivie d'un référendum populaire, ce qui n'a pas encore eu lieu, à cause, entre autres, de différends au sein de l'hémicycle.
Mohamed Abda a ajouté que « la Constitution provisoire comporte des articles antinomiques au sujet des prérogatives des institutions supérieures, ce qui est de nature à faire émerger des crises politiques entre les dirigeants du pays, ce qui reflète la fragilité du régime mis en place, bien que l'Etat a commencé à se rétablir d'innombrables problèmes politiques et sécuritaires qui pèsent sur le peuple, depuis des décennies ».
A la suite de l'effondrement du gouvernement central, en 1991, la Somalie a été ravagée par une guerre civile, dont les retombées destructrices pèsent encore sur le citoyen, aussi bien sur le plan politique qu'économique.
Et l'analyste de poursuivre : « Les litiges politiques entre les dirigeants du pays ne sont pas nouveaux et ils ont été itératifs, même au sein de l'ancien gouvernement. Toutefois, les précédents litiges se limitaient au processus politique et ne touchaient pas le processus électoral, comme cela est le cas actuellement, ce qui complique davantage la situation politique et rend plus délicate une passation du pouvoir, supposée être fluide et sereine ».
- Se maintenir au pouvoir
L'ancien Président somalien, Hassan Sheikh Mohamoud, (2012-2017) a accusé l'actuel Président Farmajo de vouloir provoquer les crises politiques, afin d'éloigner le plus possible la date de la tenue des élections, l'objectif étant qu'il « se maintienne au pouvoir, de manière illégale », selon lui.
Sheikh Mohamoud, éventuel candidat à la prochaine présidentielle, avait affirmé, au cours d'une conférence de presse animée, dimanche dernier, que « les annonces faites par le Président, dont le mandat a déjà pris fin, concernant l'échec du Chef du gouvernement dans l'organisation des élections, sont infondées ».
Et l'ancien Président de poursuivre : « Farmajo ne veut pas organiser des élections transparentes. Il faut faire preuve de prudence quant aux visées qui tentent d’enliser le pays dans la spirale de la violence et de l'instabilité politique ».
- L’avenir des élections
La crise actuelle jette une ombre sombre sur des élections, déjà reportées à cinq reprises, des suites de différends entre le gouvernement central et les chefs des provinces fédérales tantôt et entre Farmajo et Roble parfois, au sujet des modalités d'organisation des élections législatives et présidentielle.
Mohamed El-Amine, ancien député, a déclaré que « la crise politique actuelle impactera, négativement, sur le processus électoral reporté, d’une année, de sa date initiale ».
Selon le texte de la Constitution provisoire, les élections présidentielle et parlementaires devaient se tenir avant la date du 8 février 2020.
El-Amine a estimé que « la crise politique actuelle n'est pas à l'abri des retombées des changements qui ont touché les commissions électorales, et qui se sont affichées à la mi-décembre courant, après le limogeage par le Chef du gouvernement de sept membres de la Commission de la résolution des litiges électoraux, accusés de violation des règlements de la Commission ».
Et l'ancien parlementaire de poursuivre : « Le limogeage de ces membres est intervenu, quelques jours après l'approbation par la Commission de la victoire du Directeur intérimaire des Services de renseignement, Yacine Abdallah, considéré comme proche de Farmajo. Abdallah a remporté un siège parlementaire, en dépit des doutes qui avaient enveloppé la transparence de son élection ».
Mohamed El-Amine a relevé que « le changement des membres des commissions électorales et le retrait de confiance du président de la Commission des élections fédérales, Mohamed Hassan Arw, est de nature à entraver l'action des commissions électorales, ce qui peut impacter négativement sur l'avenir, voire, sur la tenue même des élections ».
La Commission électorale avait annoncé, samedi dernier, le retrait de confiance de son président, accusé de « manquements dans l'accomplissement de ses fonctions et d'absence de consultations avec les membres de la Commission ».
Ces accusations ont été rejetées en bloc par le président de la Commission, qui a fait allusion au fait que ladite commission a subi des pressions et des ingérences politiques sans pour autant en clarifier la teneur.
Les élections du Sénat (Chambre haute du Parlement) ont pris fin, à la mi-novembre dernier, tandis que les élections de l'Assemblée du Peuple (Chambre basse) se poursuivent dans certaines provinces.
Depuis le démarrage des élections législatives au mois d'octobre dernier, les plaintes des candidats se multiplient. Ces plaintes évoquent, notamment, la non-application des règles de transparence et de probité et l’absence de sanctions contre les contrevenants.
- Une menace pour la stabilité
De son côté, l’analyste politique somalien, Abdi Ali, a souligné que « le congrès consultatif auquel a appelé Roble et qui est censé introduire des amendements sur les articles de l’Accord du 17 septembre 2020 portant sur l’organisation des élections, était à l’origine des différends entre Farmajo et Roble ».
Et l’analyste de poursuivre : « Farmajo a mis en garde contre les retombées de toute tentative de changer l’Accord portant sur l’organisation des élections, et ce en marge d’une allocution prononcée à l’occasion de la célébration du 78ème anniversaire de la création de la police somalienne ».
Abdi Ali a ajouté : « Au rythme où évoluent les choses, le processus électoral sera suspendu, ce qui enlisera le pays dans la tourmente d’une crise politique et sécuritaire qui pourrait ravager la stabilité somme toute relative qui prévaut dans le pays depuis plusieurs années ».
- Evolution sécuritaire
Abondant dans le même sens que Ali, Chérif Robo, un expert militaire à la retraite, a souligné que « la crise actuelle pourrait enliser le pays dans une situation sécuritaire instable, compte tenu de l'enchevêtrement des institutions militaires avec les acteurs et le processus politiques ».
Dans une déclaration faite à AA, Robo a relevé que « la fragilité de la structure de l'armée et l’importance du sentiment d'appartenance tribale risquent de menacer la stabilité relative qui prévaut dans le pays, pour la transformer en une instabilité chronique, ce qui sera de nature à générer une dérive sécuritaire, pouvant être exploitée par les groupes terroristes ».
Depuis plusieurs années, les forces gouvernementales combattent les éléments armés du Mouvement Shebabs composé d’éléments rebelles liés à l'organisation Al-Qaïda.
Et l'ancien militaire d'ajouter : « Il relève de la sagesse de tirer les leçons de l'histoire, dans la mesure où le pays avait déjà été marqué par des affrontements armés entre deux forces gouvernementales, en raison, entre autres, de la décision du Président Farmajo de proroger son mandat de deux ans, avant d'annuler cette décision par le Parlement ».
« Voici le même scénario qui pourrait être réédité », a-t-il lancé.
La capitale Mogadiscio a été marquée, lundi matin, par des mouvements de plusieurs forces armées à l'intérieur des institutions militaires, après que des informations ont circulé, en vertu desquelles des éléments armés de la Présidence s’étaient emparés du cabinet du Chef du gouvernement.
- Les chances de la résolution de la crise
Dans une tentative d'épargner la Somalie davantage de conflits et de fragmentation, des appels internes et externes se sont multipliés pour initier un dialogue entre les dirigeants du pays et éviter toute sorte de violence qui pourrait ravager la stabilité du pays.
Oweis Mohamed, analyste du Centre de la Somalie pour la Recherche et les Études, a déclaré à Anadolu que « les chances de la résolution de la crise sont disponibles, en tout temps, mais elles demeurent liées à l'ampleur des concessions qui seront offertes par chacune des parties, particulièrement les décisions prises et qui ont des retombées négatives sur le processus politique ».
Le chercheur a estimé que « les efforts de résolution de la crise ont commencé effectivement, dans la mesure où le vice-Premier ministre (Mahdi Mohamed Guled) a appelé à faire preuve de retenue, annonçant sa disposition à se porter médiateur pour résoudre la crise.
*Traduit de l'arabe par Hatem Kattou