Tunisie / Absence de la Cour constitutionnelle : Des retombées politiques et économiques (Analyse)
- La mise en place de la Cour était prévue, initialement selon le texte de la Loi fondamentale, un an après la tenue des élections législatives d’octobre 2014
Tunisia
AA / Tunis / Aida Ben Salem
Depuis l’annonce par le Président tunisien Kaïs Saïed de ses mesures d’exception, les débats ne cessent de se multiplier quant à la légalité de ces décisions, en particulier, au vu de l’absence de la Cour constitutionnelle, en raison de l’échec, depuis 2014, des composantes de la scène politique, à installer cette institution, en dépit de multiples tentatives.
Le 25 juillet dernier, le Président Saïed avait annoncé le limogeage du Chef du gouvernement, Hichem Méchichi, tout en s’octroyant le pouvoir exécutif avec l’aide d’un gouvernement dont le chef sera nommé par ses soins, parallèlement au gel des prérogatives du Parlement, pour une durée de 30 jours et à la levée de l’immunité dont bénéficiaient les députés. Le Chef de l’Etat avait aussi pris des décrets-lois ultérieurement portant une série de limogeages de hauts responsables (ministres, gouverneurs…).
La mise en place de la Cour constitutionnelle était prévue, initialement selon le texte de la Loi fondamentale, un an après la tenue des élections législatives d’octobre 2014. Si cette institution existait, elle aurait contribué à la résolution de moults problèmes qui secouent l’échiquier politique tunisien, en proie à un rude conflit entre ses différents auteurs, dès lors que la Cour aurait tranché, entre autres, sur la constitutionnalité ou pas des mesures décidées par Saïed.
La Cour constitutionnelle est une instance judiciaire inscrite dans le texte de la Constitution et dont le statut avait été publié en 2015. Elle compte douze membres, dont quatre élus par les députés, quatre choisis par le Conseil supérieur de la magistrature (institution constitutionnelle indépendante) et quatre autres nommés par le Président de la République.
La Cour contrôle les projets d’amendement de la Constitution, les traités et les projets de lois, les lois, le règlement intérieur du Parlement et statue aussi sur l’état d’urgence et les conflits inhérents aux prérogatives de la Présidence et du gouvernement.
Entraver la formation du gouvernement
Compte tenu de l’absence de consensus entre les blocs parlementaires, la mise sur pied de la Cour constitutionnelle a été bloquée en dépit de maintes tentatives pour tenir des séances de vote au Parlement à cet effet. Huit séances au total ont eu lieu pour élire les quatre membres de la Cour élus par les députés sans pour autant aboutir.
Le Parlement avait adopté, en date du 25 mars dernier, des amendements apportés à la loi régissant la Cour constitutionnelle, s’agissant, essentiellement, de la réduction du seuil de la majorité requise pour élire les quatre membres, faisant passer ce seuil de 145 voix à 131 (sur un total de 217).
Toutefois, et malgré cet amendement, Kaïs Saïed a rejeté cet amendement, le 4 avril écoulé. L’approbation du Président est requise pour l’entrée en vigueur des lois adoptées au Parlement. A défaut, ce sont les textes avant amendement qui sont toujours opérationnels et valides.
Saïed avait motivé son refus en recourant au paragraphe 5 de l’article 148 de la Constitution qui prévoit que le choix des membres de la Cour constitutionnelle doit se faire dans un délai maximum d’un an après les élections de 2019, appelant à « respecter toutes les dispositions de la Loi fondamentale concernant notamment les délais constitutionnels assignés à l’élection des membres de la Cour constitutionnelle ».
Face à ce rejet, le Parlement a décidé de revenir à la charge pour tenter d’amender le texte de loi, une deuxième fois, au début du mois de mai.
Le Parlement a maintenu les mêmes amendements qui permettent au Conseil supérieur de la Magistrature et à la Présidence de la République de nommer huit des membres de la Cour sans attendre que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) parachève l’élection de trois membres sur un total de quatre.
Le Parlement a gardé telle quelle la possibilité que les autres membres de la Cour soient élus par 131 voix au lieu de 145 auparavant, afin de faciliter la formation de la Cour.
Le 8 mai dernier, le Bloc démocratique au parlement (38 députés sur 217) a déposé auprès de « l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois » une plainte au sujet de la constitutionnalité du projet portant amendement de la loi régissant la Cour constitutionnelle, et ce après adoption du texte par le Parlement.
Cependant, cette plainte a été déboutée pour absence de « majorité requise » pour statuer.
Il se dégage de la réponse de l’Instance provisoire que « la majorité requise n’était pas réunie pour statuer sur le projet d’amendement de la loi dans la mesure où la majorité des membres de l’instance, au nombre de 6, est requise, ce qui a abouti à soumettre la loi au Président de la République selon la réponse de l’instance.
Le Mouvement Ennahdha (53/217 députés) avait annoncé dans la foulée, via un communiqué rendu public, en date du 17 juin, son attachement à l’approbation par Kaïs Saïed du projet amendant loi régissant la Cour constitutionnelle, approuvé par le Parlement à la majorité.
Le Mouvement, qui dispose du plus grand bloc parlementaire au Parlement, a appelé à « réunir toutes les conditions de la mise en place de la Cour constitutionnelle pour parachever les fondements du régime politique et de l’édifice démocratique ».
Qui est responsable ?
Compte tenu de la situation politique précaire que traverse la Tunisie actuellement, chaque partie politique fait assumer la responsabilité à l’autre partie au sujet de cette situation en particulier concernant les entraves dressées sur la voie de la mise sur pied de la Cour constitutionnelle, dont les décisions auraient été de nature à trancher les différends actuels ».
En effet, si une Cour constitutionnelle existait, les partis politiques et autres acteurs hostiles aux décisions de Saïed, auraient déposé des recours auprès de cette instance, dont le verdict serait irrévocable.
Saïed estime que ce qui s’est passé n’est pas un « coup d’Etat », motivant ses mesures d’exception par l’article 80 de la Constitution qui l’autorise à prendre des mesures aux fins de « sauver l’Etat tunisien ».
Les décisions de Saïed ont été prise au soir d’une journée marquée par une série de protestations populaires qui réclamaient la chute du système en place dans son intégralité, accusant l’opposition d’échec, sur fond d’une crise multidimensionnelle, politique, économique et sanitaire (pandémie de la Covid-19).
Plusieurs partis ont rejeté ces décisions et certains parmi eux l’ont qualifié de « coup d’Etat contre la Constitution, tandis que d’autres formations ont soutenu les mesures présidentielles estimant qu’il s’agissait d’une « restauration du processus ».
Certains observateurs estiment que Saïed était à l’origine du blocage de l’installation de la Cour, en refusant d’approuver le projet de loi adopté par le Parlement, en se basant sur les délais constitutionnels non-respectés, alors que selon ces observateurs, lesdits délais ne mettent pas en cause l’obligation de mettre sur pied la Cour.
D’autres parties imputent au Mouvement Ennahdha et à la coalition au pouvoir la responsabilité de ce blocage, dans la mesure où l’installation de la Cour aurait dû être accomplie depuis une certaine période. Néanmoins, les différends au sein de l’hémicycle et les divergences au sujet des noms des personnalités propos.es et soumises au vote ont empêché l’aboutissement à l’installation de la Cour.
Des retombées économiques
L’installation de la Cour constitutionnelle n'a pas uniquement des retombées sur la scène politique mais aussi sur la situation économique, en particulier, les relations financières extérieures de la Tunisie ainsi que ses liens avec les Agences de de notation.
L'agence de notation Moody's a considéré que « l'absence d'une Cour constitutionnelle contribue à prolonger la crise que traverse la Tunisie actuellement, ce qui aboutit au ralentissement du rythme de la mise en œuvre des réformes économiques et partant, des négociations avec le FMI ».
Commentant les mesures d'exception prises par Saïed, l'agence a souligné que « le prolongement de la crise politique est de nature à accroître la fragilité des négociations déjà entamées avec le FMI, au sujet du nouveau programme de financement multi-annuel, négociations qui ont été suspendues en raison des conflits internes en Tunisie ».
De son côté, l'agence Fitch a relevé que « les décisions de Saïed pourraient réduire la prédisposition des partenaires occidentaux à soutenir la Tunisie et retarderaient encore l'exécution du programme du FMI ».
« L'alliance précaire au sein du Parlement, ajoute l'agence, ainsi que les tensions entre les principaux dirigeants politiques et l'opposition sociale, y compris celle du mouvement syndical, contribuent à entraver les efforts déployés pour assurer la stabilité de la situation des finances publiques et le soutien du FMI ».
*Traduit de l'arabe par Hatem Kattou