Une décennie après la « libération » de la Libye : L’éternel chaos / statuquo (Analyse)*
- Le 23 octobre 2011, le président du CNT, Mustapha Abdeljalil, proclamait, depuis Benghazi, « la libération » de la Libye, mettant fin officiellement à une guerre qui a duré huit mois. Dix ans plus tard, la Libye peine encore à trouver le nord...
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AA / Hatem Kattou
Le 23 octobre 2011, le président du Conseil national de Transition (CNT), Mustapha Abdeljalil, précédemment garde des sceaux de 2007 à 2011 sous Kadhafi, proclamait, depuis Benghazi, la métropole de l’est, « la libération » de la Libye, mettant fin officiellement à une guerre qui a duré un peu plus de huit mois.
Dix ans plus tard, la Libye peine encore à trouver le nord, étant divisée de facto, entre l’est et l’ouest, deux entités qui se sont disputées pouvoir et influence, et qui ont fait osciller l’Etat, riche en pétrole, entre marasme socioéconomique, dérive sécuritaire sans précédent, flagrant interventionnisme étranger et conflit armé sanguinaire et fratricide, le tout ponctué d’éphémères périodes d’accalmies, aussi précaires que fragiles.
Le pire en tout cela est que le vaste pays maghrébin (1,760 millions de kilomètres carrés) continue de faire du « surplace », en dépit de deux Accords de « paix » majeurs, signés à Skhirat au Maroc, en décembre 2015, et à Genève en Suisse en octobre 2020.
Nous passerons en revue, dans ce qui suit, les principales causes d’ordre « politique » et raisons à dimension économique et autre ayant contribué, de manière significative et déterminante, à maintenir le pays, aux 6,8 millions d’habitants (Banque mondiale, 2020) dans cette situation d’instabilité chronique.
- Passage brutal de la « Jamahiriya » à la dislocation de l’Etat
Après avoir déposé, un certain 1er septembre 1969, le roi Idriss Senoussi, l’excentrique et fougueux « Guide » Mouammar Kadhafi a mis en place un système de gouvernement assez étrange, quelque part à son image selon nombre d’observateurs, en l’occurrence celui de la « Jamahirya ».
Il s’agit d’une nouvelle forme de gouvernement, pouvant être traduite par « l’Etat des masses », qui serait officiellement dirigée par le biais de la démocratie directe.
Toutefois, cette « Jamahiriya » fût gérée, en réalité, d’une main de fer et de manière extrêmement centralisée par le colonel Kadhafi, qui après sa chute, la Libye s’est disloquée, compte tenu de la faiblesse, voire de l’absence de l’Etat, cette entité dépositaire et détentrice de la violence légale et de l’usage institué de la force.
Ce passage brutal fut le premier facteur qui a enlisé le pays dans l’insécurité, le livrant à des centres de pouvoir éparpillés et à de nombreuses parties, des plus importantes aux moins représentatives, mais au pouvoir de dissuasion et de destruction considérable, à l’instar de la nébuleuse milicienne.
- Tribalisme dominant et absence de structures médianes modernes
De plus, et durant l’ère de Kadhafi, le pays ne disposait pas de véritables structures et institutions médianes au sens moderne du terme, tels que les syndicats ou les organisations de la Société civile.
Ces structures auraient pu jouer un rôle décisif en termes de relais pour faire taire les armes et privilégier la médiation et la discussion, aux fins d’aplanir les différends, de centraliser les décisions, d’éviter l’éparpillement et d’aboutir à des solutions consensuelles.
En contrepartie, la structure la mieux organisée et la plus dominante, fut celle de la tribu. Certes, la tribu et le système tribal libyen ont eu, par moment, un rôle déterminant pour stopper l’effusion de sang, mais ils demeurent tout de même une structure archaïque, possédant une influence certaine mais ne disposant pas de cet ascendant de longue haleine, gage de pérennité et partant d’une situation qui dure dans le temps.
En plus de la forme de l’Etat et des structures dominantes et autres effacées et gommées, le legs de quatre décennies de « kadhafisme » n’a pas arrangé les choses. Loin s’en faut.
- Le legs de Kadhafi : Un facteur troublant
Le « Guide » libyen a dépensé des sommes colossales, générées par les recettes pétrolières et gazières, pour soutenir des mouvements rebelles en Afrique et en Europe, et pour tenter d’atteindre des desseins, aussi chimériques qu’irréalisables, à l’instar des « Etats-Unis d’Afrique ».
Conflit tchado-libyen, le Massif du Tibesti, l’Armée républicaine irlandaise (IRA), les évènements de Gafsa en Tunisie (1980), la disparition de l’Imam libanais chiite Moussa Sadr entre Tripoli et Rome (1978), la Guerre-éclair égypto-libyenne (1977) …autant d’épisodes – non-exhaustifs- qui illustrent la « soif » du Guide libyen, qui a plus œuvré à assouvir ses lubies et à caresser ses rêves extra-muros, qu’à asseoir un développement véritable intra-muros.
La situation socio-économique désastreuse qui prévalait dans le pays, en 2011, et qui ne s’est pas améliorée depuis, malgré les richesses énergétiques, a aggravé l’état des lieux qui empirait de jour en jour.
Evoluant en dents de scie durant la décade écoulée, particulièrement en raison du blocage des installations, raffineries et terminaux pétroliers, les recettes recueillies par la Libye demeurent importantes et ne justifient point les 3700 dollars de revenu par habitants, d’un pays si riche.
Un pays dont les richesses n’ont pas été exploitées à bon escient, aussi bien durant le règne de Kadhafi qu’à l’époque actuelle, ne peut espérer sérieusement à mettre fin à la spirale infernale de la guerre, livrant ainsi sa population au désespoir et au chaos. Des centaines de milliers de Libyens, selon des estimations a minima, ont d’ailleurs opté pour le chemin de l’exil, en particulier en direction de la Tunisie voisine pour s’y établir et fuir les affres de la guerre.
Au-delà de ces facteurs, un autre élément a contribué de manière tangible et « efficace » à la prorogation de l’instabilité chronique. Il s’agit des ARMES.
- Les Armes : Le véritable « nerf » de la guerre
La prolifération des armes a été un élément saillant et des plus frappant dans la Libye post-Kadhafi. Des armes lourdes, légères, de tout genre et de calibres différents circulaient dans le pays dans l’impunité la plus totale, profitant de l’absence d’Etat mentionnée ci-haut, et de l’anarchie qui y règne.
Même lorsque des entités « étatiques » et sommairement organisées parvenaient à s’imposer et à asseoir, un tant soit peu, leur pouvoir, à l’instar du Gouvernement d’Union nationale de Fayez al-Sarraj, établi à Tripoli, les miliciens ont demeuré les véritables détenteurs de ce pouvoir et ceux qui tiraient les ficelles.
L’usage de millions d’armes sorties des entrepôts de l’armée du régime de Kadhafi, qui disposait d’un impressionnant arsenal, a abouti à une dérive sécuritaire sans précédent, allant des « simples » assassinats et liquidations extrajudiciaires en pleine rue, jusqu’aux charniers et crimes de guerre, la ville martyr de Tarhouna dans l’est du pays en témoigne.
Cette énumération macabre est ponctuée de guerres de tranchées et autres affrontements classiques, à l’instar de la tentative lancée par le général à la retraite, Khalifa Haftar pour s’emparer de la capitale Tripoli, et qui aurait atteint ses objectifs, n’eut été l’intervention in extremis de la Turquie, qui a réussi à déjouer l’Opération baptisée « Dignité ».
Pour clore le chapitre des armes, il n’est pas plus éloquent pour saisir la gravité de la situation que de mentionner le Rapport rédigé par un groupe d’experts de l’ONU qui ont fait la lumière sur l’inefficacité de l’embargo décrété sur les armes par la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations Unies, depuis…2011. Et pourtant…
Dans un pavé de 548 pages, le groupe d’expert détaille dans son Rapport « par ordre chronologique, les violations de l'embargo sur les armes » et les « dates et les types de violation, l'équipement ou l'activité en cause et l'Etat membre ou la partie responsable ».
- L’opposition Tripolitaine/Cyrénaïque ressurgit
Ne dit-on pas souvent que « l’Histoire est un perpétuel recommencement » ? L’axiome de l’historien et homme politique athénien, Thucydide, semble convenir à merveille à l’histoire de la Libye.
Le partage du pays entre l’est et l’ouest, durant la décennie écoulée, voire le sud, avec respectivement les trois provinces historiques de la Cyrénaïque, de la Tripolitaine et du Fezzan, trouve ses racines dans une répartition, sous formes différentes mais durant des siècles multiples, antérieures à l’arrivée du colonialisme italien et à l’intronisation du roi Senoussi.
Sous son visage « hideux » de sédition et de scission, cette situation a ressurgi provoquant non seulement un conflit armé mais réveillant aussi les démons du passé.
Tournée davantage vers l’Egypte et le Machrek (Orient arabe à l’opposé du Maghreb, le pays du Couchant), la Cyrénaïque, qui a comme fief la ville de Benghazi, a toujours été hostile et rétive au pouvoir central, illustré par la capitale Tripoli, métropole de l’Ouest du pays, la plus importante ville de la Tripolitaine située à quelques « encablures » de la Tunisie voisine.
Cette dichotomie historique entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque; le Fezzan étant relativement épargné de cette opposition, s’est révélée au grand jour et est réapparue à la première occasion de la dislocation de l’Etat et de l’effritement d’une force centrale qui domine, au sens positif du terme, le pays qu’est la Libye.
Cet antagonisme fait partie des autres facteurs qui ont participé à la pérennisation de l’instabilité qui prédomine dans ce pays depuis dix ans.
Il convient, néanmoins, de souligner que cette partition n’a pas été uniquement alimentée et motivée par un passif historique mais aussi et surtout par une situation géopolitique régionale -voire au-delà- des plus explosives.
- Quid de la situation actuelle et de ses perspectives?
Après avoir passé en revue, bien que partiellement et sommairement, des facteurs qui ont milité et abouti à la situation actuelle, en particulier, à l’instabilité et aux dangers qui pèsent sur la Libye, s’interroger sur l’avenir de ce pays demeure légitime.
Avec un lourd bilan de dizaines de milliers de morts, selon des sources officielles et médiatiques concordantes mais sans aucun bilan établi et définitif, et ce depuis le mois de février 2017, date de l’enclenchement du soulèvement populaire contre Kadhafi, dans la foulée des évènements du Printemps arabe, la Libye a été saignée aux quatre veines sans pour autant parvenir, in fine, à des résultats réellement tangibles.
La démocratie n’a pas encore pris racine, la paix « des braves » n’a toujours pas pignon sur rue, et le niveau de vie des Libyens contraste avec les richesses du pays.
Les facteurs exogènes et endogènes, la réalité sociologique et économique du pays, l’héritage historique et l’interventionnisme étranger, sont autant d’éléments et de facteurs qui n’ont toléré évolution paisible pour ce pays.
Pour l’instant, un Accord de cessez-le-feu a été signé il y a de cela une année environ, à Genève, sous les auspices des Nations Unies, et un Accord politique a été possible à la faveur d’une rencontre dans le havre de « paix » qu’est Ghadamès (ville située à 650 Km au sud de Tripoli), en novembre 2020, mais la situation n’a pas atteint la sérénité souhaitée pour autant.
Si les affrontements armés furent sporadiques, la situation politique demeure tendue avec l’influence malsaine qu’exerce Khalifa Haftar sur la région de l’est, en provoquant par l’entremise de Aguila Salah, son « frère de sang politique », les tensions avec le gouvernement légitime et internationalement reconnu, dirigé par Abdelhamid Dbeibah.
Le principal point d’interrogation entoure toujours la tenue des élections législatives et présidentielle, initialement prévues en décembre prochain, mais dont l’organisation demeure une vue de l’esprit, même pour les plus optimistes, au vu des écueils dressés sur leur voie et des pratiques d’atermoiements engagés par plusieurs protagonistes.
De plus, est-ce que la tenue d’un scrutin est la panacée et un gage solide pour un pays déchiré par une décennie de conflit, précédée à son tour de quarante ans de règne sans partage de Kadhafi.
Kadhafi, dont l’un des fils, Seif al-Islam, apparu au terme de plusieurs années de fuite, de disparition, d’interpellation et d’emprisonnement, lorgne la présidence avec des chances réelles d’atteindre son but, et qui pourrait être aidé en cela ou plutôt profiter d’un concours de circonstances des plus improbable composé d’alliances tribales, de nostalgies à une époque révolue et d’appui sérieux d’une puissance étrangère.
N’avait-on pas dit que l’histoire est un perpétuel recommencement ?
* Les opinions exprimées dans cette analyse n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.