A Calais, il y a les exilés ukrainiens et « les autres » : le jour et la nuit
A peine quelques jours de guerre passés, des Ukrainiens et "autres" ont été portés par un vent de panique un peu partout en Europe, dont le célèbre point de passage entre la France et le Royaume-Uni, Calais. AA s'est rendue sur place. Reportage.
France
AA / Calais / Ümt Dönmez
Mardi 8 mars à la gare TGV Fréthun, à 8 kilomètres de Calais. Il est 22 h 30. Peu de personnes descendent de ce dernier train parti deux heures plus tôt de Paris. Parmi elles, une famille ukrainienne composée d'une dame fatiguée par ce voyage, de quatre jeunes dans leur vingtaine et d'un enfant de 4 ans.
- L'histoire de Tanya et d'Adil
Tanya, une des jeunes personnes, demande notre aide pour appeler un taxi. Avec sa famille, elle va rentrer à l'auberge mise à la disposition des exilés ukrainiens par la mairie de Calais. Toute la famille est épuisée. Elle a passé deux jours dans la capitale pour tenter d'obtenir un visa pour le Royaume-Uni.
Nous nous exécutons. Le personnel de la gare apporte également son assistance. Un adolescent syrien demande aussi de l'aide. Aucun siège n'est libre dans ce taxi et aucun autre taxi n'est disponible. Le personnel de la gare est désolé de ne rien pouvoir faire de plus, mais finit de convaincre le chauffeur de revenir chercher cet adolescent syrien qui s'appelle Adil.
La famille ukrainienne prend son taxi en nous remerciant pour le service rendu. Le personnel ferme la gare, la lumière s'éteint. Il ne reste qu'Adil dans la pénombre, le bruit de l'autoroute, la lumière des étoiles et le vent glacial.
Il n'a pas une adresse où dormir cette nuit, mais il a un contact au centre-ville qui devrait pouvoir l'aider : une personne prise en charge par une association locale de soutien aux exilés. Après avoir passé quelques minutes au téléphone, Adil nous répond qu'il est désormais sûr d'avoir un endroit où dormir, cette nuit en tous cas.
Nous arrivons ensemble au centre-ville. Nous lui souhaitons bonne chance après nous être assurés qu'il sera hébergé cette nuit. Nous lui donnons notre numéro de téléphone, en cas de besoin. Il nous remercie pour le taxi et l'accompagnement, puis s'en va. Il ne nous rappelle pas.
Le récits de Tanya et d'Adil se ressemblent. Tous deux ont fui la guerre et le désespoir régnant dans leur pays d'origine, que ce soit l'Ukraine ou la Syrie. Ils ont abandonné leur pays, leurs foyers, leurs biens, et dans le cas d'Adil sa famille, qui est restée au Liban, pour se diriger au Royaume-Uni.
Le père et l'oncle de Tanya attendent son arrivée ainsi que celle de sa famille qui l'accompagne, dans la ville de Reading, à l'ouest de Londres. Un oncle attend également Adil, dans la capitale britannique.
Les deux jeunes sont déterminés à passer outre-Manche : la première avec un visa si elle réussit à l'obtenir, le second sur un canot de fortune ou par le tunnel sous la Manche, de façon dangereuse et illégale, s'il y arrive, lui aussi.
- Différence de traitement des exilés selon leurs origines
Interrogé mercredi par l'Agence Anadolu (AA) William Feuillard (Will), coordinateur pour l'association locale, l'Auberge des Migrants, déplore les deux poids, deux mesures dans l'accueil des exilés.
C'est ainsi qu'il préfère les appeler.
Will est « frappé » par le fait que le soutien actuel « mis en place par la municipalité de Calais comme partout sur le territoire, c'est un peu ce que nous, les associations de soutien aux exilés, essayons de promouvoir (et on crie dans le vide depuis des années), c'est-à-dire un accueil digne et humain des personnes en situation d'exil », explique le jeune homme.
« Là, ce qui a été fait pour les Ukrainiens, c'est génial ! Ça permet aux personnes de pouvoir circuler en Europe, retrouver leurs proches facilement, pouvoir être hébergés dans des structures d'accueil adaptées, pas dans des hangars ou sous des ponts ou sans toit. Donc vraiment là, ce qui est mis en place pour les Ukrainiens, pour nous, c'est l'exemple à suivre pour un accueil humain », ajoute Will, exigeant un traitement égalitaire de tous les exilés, quels que soient leurs pays d'origine.
Le responsable associatif constate une « hypocrisie » quand il y a, d'une part, des personnes ukrainiennes traitées dignement, et, d'autre part, « des personnes venant de Syrie, d'Afghanistan, du Soudan, se retrouvent complètement délaissées, abandonnées, pire que ça, harcelées, parce qu'il y a vraiment une politique quotidienne de harcèlement qui est mise en œuvre », constate-t-il.
« Chaque camp est expulsé par la police en moyenne toutes les 48h. Si les personnes exilés ne sont pas présentes pendant l'expulsion, leurs tentes, bâches et couvertures sont saisies.
Ça fait que chaque jour, les exilés ne sachant pas si il y aura une expulsion ou pas, ont peur de se faire prendre leurs affaire pendant qu'ils vont à une distribution éloignée du camp. Il est possible de récupérer les affaires saisies dans un local, mais le lieu est très éloigné et même si ils y vont, les tentes sont souvent cassées car entassées les unes sur les autres, quand elles sont jetées dans le camion. De plus, la majorité des exilés ne savent pas que ce lieu existe car la police ne leur dit pas pendant l'expulsion », explique William Feuillard.
- « Les bons réfugiés » d'une part, et « les clandestins » de l'autre
Le responsable associatif perçoit des personnes « segmentées en deux catégories » par les autorités politiques et par la presse. D'un côté, les « bons réfugiés » et de l'autre les « clandestins, les migrants ».
William fait remarquer cette différence lexicale dans la description des exilés présents sur le territoire français et européen.
« On essaie de clandestiniser. C'est un processus de clandestinisation. En fait, on essaie de créer des clandestins par le langage, alors qu'ils n'en sont pas, mais aussi par le manque de structures d'accueil et une politique de harcèlement constant. Donc, on fait vraiment deux catégories », déplore ce coordinateur de 8 associations locales apportant leur soutien aux personnes migrantes.
Il constate que la rhétorique mise en avant par les décideurs politiques et les médias, est celle de « la proximité géographique ».
« Ils vont essayer de s'inventer des excuses alors qu'au final, on sait bien que leur argument et ce qui pousse à cette différenciation, c'est plutôt des préjugés racistes qui font qu'il y a des différences de traitement », déplore William Feuillard, qui fait également état d'un focus périodique des médias sur la question des migrants et d'un discours variable des politiciens selon ce focus.
« En fait, à Calais, on a toujours eu des flux de personnes, mais il n'y avait pas cette promesse gouvernementale d'accueil et d'accompagnement [aux Ukrainiens]. Là, c'est la première fois vraiment, qu'il y a cette volonté humaniste et digne d'accueil. Ça n'a pas été fait par le passé et […] c'est vraiment pourquoi on se bât encore et toujours depuis des années. Ils m'ont toujours dit que c'était impossible, que ça ne marchait pas et là, ils mettent ce soutien en place. Donc évidemment, il y a de la place. En fait, c'est toute une question de courage politique », conclut le responsable associatif.
- 60 000 Ukrainiens au Royaume-Uni, 600 à Calais
Depuis des semaines, des centaines de familles ukrainiennes affluent à Calais, en quête d'un passage au Royaume-Uni, mais se le voient refusé, faute de visa.
« Dans la situation actuelle, les Ukrainiens doivent aller à Bruxelles ou à Paris pour pouvoir avoir l'obtention de leur visa », rappelait la maire de la ville, Natacha Bouchart, interrogée mercredi par l'Agence Anadolu. La maire Les Républicains (LR) a rappelé les désaccords entre les gouvernements français et britannique au sujet des milliers de femmes, enfants et hommes Ukrainiens qui attendent de rejoindre des membres de leur famille ou des amis au Royaume-Uni.
17 700 demandes ont été reçues, au titre du regroupement familial, selon le dernier bilan annoncé lundi 7 mars par le Secrétariat d'État britannique à l'Intérieur, alors que seuls 300 visas avaient été délivrés.
Interrogé dimanche par la radio France Inter, le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avait dénoncé « le manque d’humanité » de l'Exécutif britannique, demandant l’ouverture d’un service consulaire à Calais pour éviter les allers-retours entre Bruxelles et Paris, des familles ukrainiennes en quête d'un visa.
Jeudi, la Secrétaire d'État britannique, Priti Patel, a annoncé devant la Chambre des Communes que la procédure d'entrée au Royaume-Uni des migrants ukrainiens serait simplifiée d'ici le mardi 15 mars et que les Ukrainiens en possession d'un passeport n'auront plus à se déplacer à Paris ou à Bruxelles pour faire leur demande de visa. Un service en ligne sera mis en place à cette fin.
« Cela signifie que les centres de demande de visa en Europe pourront concentrer leurs efforts sur l'aide aux Ukrainiens sans passeports », a précisé Patel.
Plus de 37 500 personnes nées en Ukraine vivaient en Angleterre et au Pays de Galles en 2021, selon les données officielles britanniques. La diaspora ukrainienne du Royaume-Uni totalise entre 60 mille et 120 000 personnes, selon les estimations, la majeure partie d'entre elles étant arrivées dans le pays après la chute du bloc soviétique, il y a trois décennies.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a annoncé, jeudi, que plus de 2,3 millions de réfugiés ukrainiens sont entrés dans les pays voisins de l'Ukraine, depuis le début de la guerre, le 24 février.
Ce qui signifie que les flux migratoires ne sont qu'à leur début.
D'autres trains arriveront à Calais. Ils continueront peut-être à déposer des réfugiés Ukrainiens, le temps que les armes se taisent dans le Vieux continent. Les Syriens, Soudanais et autres Somaliens, eux, seront toujours là... Et pour eux, l'Europe sera-t-elle en mesure de démontrer la même solidarité ?
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