Il y a 70 ans, on assassinait Hached... L'homme qui faisait peur à la France (*)
Farhat Hached est le militant qui faisait -et qui fait toujours- le plus l'unanimité parmi la classe politique, pour son engagement sans faille pour la cause tunisienne. Pas étonnant que la France ait voulu s'en débarrasser...

Tunisia
AA / Tunis / Slah Grichi(**)
Le 5 juillet 2013, François Hollande, alors président de la République française, remettait à la famille Hached, au cours d'une visite officielle en Tunisie, les archives fraîchement déclassifiées, relatives à ce qui a entouré l'assassinat du syndicaliste nationaliste Farhat Hached, le père de l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). Ces documents n'étaient venues que confirmer ce qui était un secret de Polichinelle : les mains de la France sont souillées du sang de Hached qu'elle a fait exécuter, le matin d'un certain 5 décembre 1952...
- Une bonhomie trempée dans de l'acier
Rien, à vrai dire, ne prédisposait ce natif de Kerkennah, le 2 février 1914, dans une famille fort modeste et, très tôt, orphelin de père, à devenir un leader et un symbole à abattre par l'une des plus grandes puissances de l'époque.
Contraint de quitter l'école, au bout d'études primaires, il fait vite de construire son background cognitif, socio-culturel et politique par la lecture et au contact du milieu ouvrier qu'il rejoint très jeune, pour contribuer aux besoins des siens, à travers une compagnie maritime basée dans son archipel. Il y découvrira l'action syndicale qui se révélera être sa vocation.
Avant de se rendre sur le continent, à Sfax, le chef-lieu de son gouvernorat où il s'installera, il ne tarde à se distinguer dans le Syndicat des transports, relevant de la CGT (confédération générale du travail -française-), comme un meneur avisé et écouté. Il provoque et dirige sa première grève en 1937. Il est congédié deux ans plus tard.
A Sfax où il ne cesse de prendre de l'aura, il réalise que la CGT n'œuvre pas pour une véritable égalité entre les ouvriers tunisiens et français ni ne partage sa vision de l'action syndicale. Il la quitte avec plusieurs de ses camarades et fonde, en 1943, la Fédération des syndicats indépendants du Sud, l'inscrivant de go, dans le mouvement national, des liens solides ayant commencé à se tisser entre lui et les chefs du Néo-Destour, dont Habib Bourguiba.
De plus en plus convaincu que la lutte pour l'indépendance et l'action syndicale bifurquent vers la même finalité, il récidive à Tunis, deux ans plus tard, en créant l'Union des syndicats indépendants du Nord. La masse ouvrière de tout le pays devenait une force de frappe dans le mouvement de libération. Ne restait qu'à la réunir en une seule organisation, ce qu'il fit, le 20 janvier 1946, au cours d'un Congrès constitutif et de fusion entre les syndicats du Nord et du Sud et auquel s'est jointe la Fédération générale tunisienne du travail, créée en 1936, réunissant essentiellement les miniers du Sud-ouest, dont la figure de proue était feu Ahmed Tlili. Ainsi naissait l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). Farhat Hached est élu secrétaire général, à l'unanimité.
Cela n'aurait pu être sans la personnalité de ce dernier, son patriotisme de convaincu, sa capacité à mobiliser et à encenser les foules, son sens de l'argumentation et son talent de meneur d'hommes. Ceux qui l'ont approché et milité à ses côtés, l'ont décrit comme quelqu'un d'un peu trapu, rieur, aux yeux bleus et au regard franc, dans un visage clair, rond et avenant, relevé par une petite moustache rousse. Sa bonhomie apparente et non affectée était doublée d'une personnalité d'acier qu'il n'avait pas besoin de manifester, tant il savait susciter la sympathie, ce qui apportait une acceptation générale de ses arguments et de sa force de persuasion. Aussi n'est-il point étonnant qu'il a, tout le long de son parcours, joui d'un respect et d'une admiration unanimes. Son statut de chef du syndicalisme et de l'un des symboles de la lutte contre la colonisation lui revenait tout naturellement, sans que cela ne soit jamais contesté. Il était le compagnon de tous dans l'abnégation, sans avoir brigué le leadership, bien qu'il ait été en position de le faire. L'histoire lui en a donné pourtant l'occasion...
- L'homme à abattre
Visionnaire et rationnel, il a fait entendre la voix de la Tunisie à travers l'adhésion de l'UGTT, d'abord à la Fédération syndicale mondiale puis à la puissante CISL (confédération internationale des syndicats libres) dont il est élu, en 1951, membre du Bureau exécutif. Cela lui permet de tisser des solidarités et des appuis à travers le monde, au point de devenir le porte-drapeau de la lutte pour l'indépendance non seulement de la Tunisie, mais de toute l'Afrique du Nord, où il pousse à la création de syndicats qu'il projetait d'en faire une union.
Parallèlement, il lie plus que jamais l'activité syndicale au mouvement national, animé et dirigé par le Néo-Destour de Bourguiba et ce, par le déclenchement, l'encadrement et la radicalisation des revendications populaires.
C'est aussi Farhat Hached, fort des 120 000 adhérents de l'UGTT -un nombre énorme pour une Tunisie comptant moins de trois millions d'habitants avec des familles à majorité nombreuses et des femmes au foyer-, qui jette les premiers jalons des structures politiques et sociales de la Société civile, en fondant des Comités des garanties constitutionnelles et ceux de la cherté de la vie, devenant ainsi l'homme qui dérange mais qu'on ne peut toucher, grâce à la loi sur les libertés syndicales.
Mais lorsque Jean De Hauteclocque débarque, le 13 janvier 1952, à bord du croiseur "le Mercure" pour devenir le nouveau résident général, personne ne savait que cette arrivée en force allait être le prélude à l'élimination du leader Hached.
En effet, ce militaire a annoncé tout de suite la couleur, en instaurant couvre-feu et état d'urgence, en interdisant rassemblements et réunions politiques, après avoir fait arrêter Bourguiba et d'autres leaders du Néo-Destour.
Les négociations, déjà amorcées, pour une autonomie étaient compromises pour être carrément balayées par Antoine Pinay qui, devenu président du Conseil de France mi-mars 1952, lâche la bride à De Hauteclocque. Ce dernier ne se fera pas prier et exigera du Bey de démettre Chenik de son poste de chef du gouvernement. Face au refus qu'il essuie, il fait déporter à Kébili (Sud) trois ministres (Mahmoud Materi, Salah Mzali et Mohamed Ben Salem) ainsi que Chenik lui-même, avant d'assiéger le palais beylical.
Deux jours plus tard, Hached était à Bruxelles, au siège de la CISL pour commencer une campagne d'information et de sensibilisation sur la situation en Tunisie. Il s'envolera ensuite pour New York et Washington où, soutenu par les Démocrates au pouvoir et ses amis syndicalistes américains, il recueille appui et adhésion, y compris devant le Conseil de Sécurité qui débattait de la question tunisienne et marocaine.
Face au tollé général provoqué, le gouvernement français est divisé et Pinay est obligé de présenter un semblant de plan de réformes, rejeté par le Bey et par le comité qui a planché dessus.
Dans ces conditions et en l'absence de Bourguiba -emprisonné- et de son second au Néo-Destour, Salah Ben Youssef -en mission à l'étranger- ce sont Farhat Hached et l'UGTT qui prennent en main l'organisation de la résistance politique et de la lutte armée contre les autorités de l'occupation. Il devenait ainsi l'ennemi numéro Un de la France coloniale. Son élimination, malgré le chaos qu'elle provoquerait, devenait envisageable.
Effectivement, De Hauteclocque préconisait, le 16 mai, dans une missive à son ministre des Affaires étrangères : "...Seule l'annihilation de Farhat Hached permettra d'avoir le calme...". Pour sa part le Paris, un journal colonialiste nord-africain, était encore plus clair, dans son appel au meurtre : "...Nous avons nommé Hached et Bourguiba...Quand on menace la vie des Français, c'est la tête qu'il faut viser...".
Hésitantes encore à opter pour cette mesure extrême, les autorités ont soumis le syndicaliste à une surveillance rapprochée permanente puis l'organisation occulte des services secrets français "la Main Rouge" a commencé par l'intimidation, de l'envoi de lettres de menaces, jusqu'à la mise à feu, par du plastique, de son domicile... Le couperet tombera, comme l'atteste, entre autres preuves, le témoignage d'un membre de l'organisation, quand ordre sera donné d'assassiner Hached...
Le matin du 5 décembre, quittant son domicile à Radès (banlieue sud de Tunis), il voit sa voiture essuyer des tirs à la mitraillette. Blessé à la main et à l'épaule, il sort et trouve refuge dans une camionnette dont le chauffeur accepte de le transporter, sûrement après avoir su de qui il s'agissait. Un autre automobiliste arrive en sens inverse et propose son aide. Croyant aller plus vite, le futur martyr s'y engouffre, mais c'est vers sa fin qu'il courra. Il allait être découvert, un peu plus d'une heure plus tard, mort une balle dans la tempe. Le parfait guet-apens...
Sitôt la nouvelle annoncée, des manifestations éclatent dans une quinzaine de villes du monde, de Tunis à Stockholm, de Karachi à Bruxelles, de Milan au Caire... Elles se transformeront en émeutes gigantesques de deux jours à Casablanca.
Malgré cela "la Main Rouge" continuera à sévir et des militants pour les indépendances ou leurs sympathisants, y compris des Français, tomberont encore, en Tunisie (Hédi Chaker, les frères Haffouz), au Maroc, en Algérie, en Allemagne, en France... précipitant, au bout du compte, la fin (du moins officielle) de la colonisation française.
En ce jour du 5 décembre, les Tunisiens se rappelleront toujours la phrase culte de Farhat Hached : "je t'aime o' peuple", pour lui répondre à l'unisson qu'ils le lui rendent bien, sinon davantage...
(*) Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.
(**) Slah Grichi, journaliste, ancien rédacteur en chef du journal La Presse de Tunisie.
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