Jean-Dominique Merchet : "La France en déclin se crispe sur la Turquie montante"
Suite à la diffusion d'un documentaire et d'un débat, mardi soir à la télévision publique française, traitant des relations franco-turques tendues ces dernières années, l'Agence Anadolu a interrogé le journaliste émérite de "L'Opinion".
France
AA / Paris / Ümit Dönmez
Un documentaire de la journaliste Caroline Roux, intitulé « Erdogan : le sultan qui défie l'Europe » [1] a été diffusé mardi soir sur la chaîne publique française "France 5" dans le cadre d'une édition spéciale de l'émission "C dans l'air" appréciée du grand public et présentée par Caroline Roux et Axel de Tarlé.
Dans le cadre du documentaire évoquant les tensions entre la France et la Turquie, la journaliste française a interrogé des spécialistes de la Turquie, mais également le Président français Emmanuel Macron ainsi que l'ancien président Nicolas Sarkozy et l'ancien premier ministre Manuel Valls. Face aux nombreuses accusations infondées portées à l'égard de la Turquie [2], dans la cadre de l'émission de deux heures, l'ambassadeur de Turquie à Paris, Ali Onaner a eu le droit à 78 secondes de temps de réponse.
L'Agence Anadolu (AA) et ses journalistes, plusieurs fois calomniés dans le documentaire, n'ont jamais été interrogés ou contactés par la journaliste.
Au cours du débat suivant le documentaire, le journaliste émérite, Jean-Dominique Merchet a également pris la parole.
AA a interrogé le journaliste du quotidien français « L'Opinion » sur les tensions constatées ces dernières années entre la France et la Turquie, ainsi que sur les facteurs de ces tensions entre les deux pays pourtant alliés au sein de l'Organisation du Traité Atlantique Nord (OTAN). Merchet a également répondu aux questions d'AA sur la focalisation des débats publics en France sur l'Islam et les Musulmans.
- Les tensions géopolitiques franco-turques contiennent une dimension psychologique de la France
Interrogé sur les causes des tensions entre la France et la Turquie, Jean-Dominique Merchet estime qu'« Il y a deux dimensions » qui interagissent de façon directe ou indirecte dans les relations entre la Turquie et la France : « Un problème géopolitique et un problème de politique intérieure : les deux se cumulent, se complètent », explique-t-il.
« On constate un problème géopolitique entre la France et la Turquie en Syrie et en Libye, mais également dans le conflit opposant l'Arménie à l'Azerbaïdjan sur le Karabagh, ainsi que la question du soutien français à la Grèce, à Chypre et à l'Égypte en Méditerranée orientale, où la Turquie et la France se sont retrouvées face à face » sur le dossier des Zones économiques exclusives (ZEE) opposant Athènes à Ankara, note le journaliste français citant différents conflits géopolitiques où la France et la Turquie se sont vues soutenir des camps adverses.
« Ces problèmes devraient se régler par la discussion, le dialogue, sauf que la posture de la France sur ces dossiers est en déclin, elle a été marginalisée, sans doute à cause de ses erreurs politiques », juge le journaliste français citant pour exemples les conflits en Syrie et en Libye.
« En opposition à cela, la Turquie avance et gagne en influence dans ces régions, d'une certaine manière au détriment de la France : cela déçoit en France qui recule, qui est marginalisée. », note encore Merchet faisant état d'un facteur « psychologique ».
« Tout d'abord, il y a une dimension psychologique des dirigeants français (Macron, mais ses prédécesseurs aussi) qui s'explique par un déclin géopolitique de la France dans le cadre du déclin géopolitique de l'Occident ; et dans le cas français, ça se crispe, ça s'intensifie, se centralise, sur la Turquie », estime-t-il.
« La France est sur le recul, la Turquie est sur une posture plus "conquérante", même si je n'aime pas ce terme. En Syrie, au Caucase, nous sommes marginalisés, en Libye en Afrique nous reculons, nous perdons. En Europe, c'est l'Allemagne qui décide de plus en plus, donc la France est complexée », observe le journaliste de L'Opinion.
- Le motif réel de la crispation française ou européenne face à la Turquie est qu'elle soit musulmane
« Le deuxième problème a trait sur la question de l'Islam : il y a une difficulté à aborder cette question de façon sereine et saine en France, notamment à travers le projet de loi "séparatismes", ou le faux débat sur "l'islamo-gauchisme" », note Jean-Dominique Merchet.
« Le discours des Mureaux [3], les caricatures sur le prophète de l'Islam, Mahomet ; tout un contexte dont Manuel Valls, invité dans l'émission, est le représentant le plus extrême, une laïcité très radicale et très hostile à l'Islam et aux Musulmans : ça créé une autre ambiance », note le journaliste émérite, décrivant avec ses propres mots ce qui pourrait être qualifié d'islamophobie : « On reproche aux Musulmans, non pas non pas ce qu'ils font, mais ce qu'ils sont, c'est-à-dire des Musulmans », déplore Merchet.
« La déclaration faite en 2005 par Nicolas Sarkozy, qui deviendra deux ans plus tard le Président français : "Si la Turquie était en Europe ça se saurait" : ça veut dire un grand pays comme la Turquie n'a pas sa place en Europe, alors que par exemple Chypre, qui est au Moyen-orient et est proche de la Syrie, fait partie de l'Union européenne », constate le journaliste qui en tire la conclusion suivante :
« La question, c'est l'Islam : le seul motif réel de crispation face à la Turquie, ce n'est pas la question des droits de l'homme dans laquelle par exemple l'Égypte, soutenue par la France, est beaucoup plus sévère, mais l'Islam. Un des problèmes réside dans le fait que les Turcs sont musulmans, c'est inscrit dans l'inconscient d'une partie des Européens, ça pose un problème. En plus, ce n'est pas une ancienne colonie européenne, donc il n'y a pas de familiarité comme nous en avons avec les Marocains ou les Algériens par exemple. Les Occidentaux ont des problèmes avec ces puissances impériales musulmanes comme la Turquie et l'Iran. », affirme le journaliste de L'Opinion qui fait également état d'un contexte international historique nourrissant une crainte en Europe vis-à-vis de la religion musulmane.
« Entre 2011 et 2021, on constate une montée en puissance en Europe d'une angoisse face à l'Islam, notamment due aux attentats terroristes, aux révolutions arabes qui n'ont pas tourné comme prévu, notamment en Syrie, en Libye, et au Yémen. À cela s'est ajoutée la vague migratoire de 2015. Tout cela a changé le climat, la perception des faits, et, en conséquence, a participé à provoquer une forte crispation et un durcissement chez notre exécutif, mais un durcissement aussi de l'exécutif turc, après le coup d'État manqué de 2016 notamment, depuis lequel la posture de la Turquie est devenue un peu agressive. On doit admettre qu'il y a des torts et des montées des tensions des deux côtés. On constate une droitisation de l'exécutif français, mais aussi turc : un nationalisme montant des deux côtés », note le journaliste émérite.
- L'Islam en France : une nouveauté mal acceptée par les Français
Interrogé sur la politique intérieure du Président français, Emmanuel Macron, et de son gouvernement, Jean-Dominique Merchet a d'abord tenu à exprimer sa position sur la « Loi confortant les principes républicains ». Le projet de loi dont les aspects principaux ont été présentés dans le discours du Président Macron prononcé aux Mureaux, a été débattu à l'Assemblée nationale au cours du mois de janvier, puis a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 16 février dernier.
Le projet de loi fortement critiqué [4] sera examiné par le Sénat à partir du 30 mars.
« La loi sur le "séparatisme", mais qui ne s'appelle plus comme ça, et qui fâche l'Église catholique et beaucoup de monde encore, est totalement stupide. Aujourd'hui, il y a une nouveauté : 10 % de la population française est musulmane. Il y a des crispations très dures sur la question. Le Président turc est ainsi devenu le symbole d'un Islam conquérant qui fait peur aux Français. Je suis très conscient que ma position basée sur la raison, c'est-à-dire de ne pas vivre avec la peur, mais de façon réfléchie, est très minoritaire en France », déplore le journaliste évoquant ensuite l’ambiguïté voire l'ambivalence des décisions du Président français.
« Je pense que Macron veut faire son fameux "en même temps", par exemple dans son discours des Mureaux, mais parfois il faut choisir : dans ce dossier, ce n'est pas possible de choisir deux choses en même temps. Macron dit "blanc" et "noir" en même temps, ça ne peut pas tenir », note encore Merchet qui estime, cependant, que la géopolitique ne constitue par un intérêt privilégié des citoyens français.
« Je pense que la géopolitique n'intéresse guère les Français, je pense que les Français se posent davantage de questions sur la crise sanitaire et économique, sur l'emploi, sur les études de leurs enfants, etc. et que la géopolitique est loin d'être une de leurs priorités », constate le journaliste de L'Opinion.
- La perception française de l'identité nationale
Interrogé sur la raison des nombreux débats secouant la France à propos de l'Islam, depuis plusieurs années, le journaliste de L'Opinion y voit une expression de la perception française de l'identité nationale.
« Dans les débats relatifs à l'Islam notamment, il y a quelque chose qui renvoie à l'identité française : l'affirmation de l'identitaire française est différente par rapport à celles des Britanniques chez qui on peut être Écossais, Gallois, Irlandais, Anglais et de différentes religions aussi. En France, on peut constater une idéologisation de l'identité française : aujourd'hui, il ne faut pas être musulman, cette idée structure l'imaginaire, plutôt de droite, de l'identité nationale française », selon Merchet qui fait état d'une spécificité française inscrite dans l'histoire du pays des Lumières.
« Depuis la Révolution existe cette idée qui est plutôt de gauche, que la République ne cohabite pas avec la religion. La Révolution de 1789 s'est construite contre l'Église et la République s'est construite contre le Catholicisme. Aujourd'hui, on constate un transfert du Catholicisme à l'Islam de cette stigmatisation : si on était catholique on ne pouvait pas être un bon républicain. Cela émane d'une obsession française contre la religion », constate le journaliste épris de l'histoire de France.
« Nous devrions nous inspirer davantage et être plus proches des Anglo-saxons, qui ont une approche plus libérale, notamment dans la liberté idéologique et religieuse », conclut le journaliste émérite Jean-Dominique Merchet.
Notes :
[1] Erdogan : le sultan qui défie l'Europe, C dans l'air, Caroline Roux, France Télévisions
https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/2325449-erdogan-le-sultan-qui-defie-l-europe.html
[2] Emmanuel Macron présuppose une ingérence de la Turquie dans les prochaines élections présidentielles
https://www.aa.com.tr/fr/monde/emmanuel-macron-pr%C3%A9suppose-une-ing%C3%A9rence-de-la-turquie-dans-les-prochaines-%C3%A9lections-pr%C3%A9sidentielles/2186946
[3] Discours du Président français, Emmanuel Macron, aux Mureaux le 2 octobre 2020 intitulé « La République en actes : discours du Président de la République sur le thème de la lutte contre les séparatismes »
https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes
[4] France : les protestations contre la "loi séparatisme" se poursuivent
https://www.aa.com.tr/fr/monde/la-france-les-protestations-contre-la-loi-s%C3%A9paratisme-se-poursuivent/2184061
[4 bis] Burgat: "Les débats sur le séparatisme et l'islamo-gauchisme sont électoralistes et pas scientifiques ou intellectuels"
https://www.aa.com.tr/fr/politique/burgat-les-d%C3%A9bats-sur-le-s%C3%A9paratisme-et-lislamo-gauchisme-sont-%C3%A9lectoralistes-et-pas-scientifiques-ou-intellectuels/2173722