Liban : « 8 et 14 mars », dates clivantes au pays du Cèdre désunifié
- Des alliances politiques, a priori hétéroclites, portant les appellations 8 et 14 mars, se sont formées au Liban en 2005 – l’année de tous les dangers – à la suite de l’assassinat du Premier ministre Rafik Hariri.
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AA / Montréal / Hatem Kattou
Petit par sa superficie (10 452 km2), mais riche par son histoire séculaire, le Liban, cette contrée bordée par la mer Méditerranée, est un pays qui fait l’objet de convoitises multiples, et est souvent secoué, depuis un demi-siècle environ, par des crises, politiques essentiellement mais aussi économiques et sociales, à telle enseigne que cette configuration est devenue structurelle, faisant partie du paysage national et du décorum régional.
Parmi les crises qui ont fait date dans l’histoire du pays du Cèdre, figure celle de l’année 2005, qui a opposé deux camps antagonistes, mais paradoxalement, composé chacun de courants hétéroclites.
En effet, des alliances politiques se sont formées au premier trimestre en 2005 – année de tous les dangers – à la suite de l’assassinat « explosif », dans la capitale Beyrouth, de l’ancien Premier ministre, Rafik Hariri, un certain 14 février.
Ces alliances portaient les noms de dates, soit le 8 et le 14 mars, jours de l’organisation de manifestations de masse, qui illustraient, au besoin, les clivages et les polarisations sur la scène politique entre clans favorables et hostiles, entre autres, à la présence de l’armée syrienne au Liban, déployée depuis presque 29 ans.
La principale pierre d’achoppement qui a divisé ces deux camps antagonistes, et à première vue irréconciliables, était, théoriquement et initialement, la présence militaire syrienne depuis 1976 sur le sol libanais,
Ceux qui étaient favorables à cette présence estimaient qu’il s’agissait d’une œuvre salvatrice qui a permis de mettre un terme à une guerre civile, enclenchée en 1976, qui a déchiré le pays pendant une quinzaine d’années, de stabiliser l’Etat libanais lui évitant une dégénérescence certaine et de contribuer à renforcer la Résistance contre l’invasion israélienne de 1982.
Le camp opposé, quant à lui, usait d’autres arguments pour défendre ses positions, en relevant que la présence armée syrienne fût étouffante pour les libertés, qui ont été muselées, écrasante pour nombre de composantes de la société libanaise, favorisant une corruption galopante et une militarisation du pays, et qu’elle représentait surtout une sorte d’épée de Damoclès qui planait sur l’existence même du Liban, compte tenu de la volonté d’Al-Assad père de créer la « Grande Syrie » englobant et engloutissant notamment le Liban.
- Deux camps antagonistes : pro et anti-Syrie
Le premier camp illustré sous le nom de l’Alliance du 8 mars comportait en son sein plusieurs formations d’horizons politique, confessionnel et ethnique divers, allant des chiites aux sunnites en passant par les druzes, les maronites et autres laïcs.
Il s’agit, en premier lieu, des deux formations chiites qui pèsent le plus au sein de cette alliance, et qui sont de traditionnels soutiens de Damas. Le Hezbollah, conduit par Hassan Nasrallah et soutenu par l’Iran, et Amal présidé par l’emblématique Nabih Berri, qui officie du haut du perchoir du Parlement libanais depuis trois décennies.
En plus des chiites, l’on dénombre au sein de cette coalition une formation druze du nom du Parti démocratique, crée par l’émir Talal Arsalan, fils de l’un des fondateurs de la République libanaise, et le Mouvement maronite « Marada » dirigé par Sleiman Frangié Jr, petit-fils éponyme d’un ancien Président de la République.
En plus, cette coalition compte deux formations laïques, le Parti Baas et le Parti social nationaliste syrien, un mouvement arménien de tendance socialiste du nom de « Tshnag » et un parti sunnite, le Mouvement Majd, crée et présidé par Najib Mikati, actuel et plusieurs fois Chef du gouvernement.
La dernière composante a posteriori de cette alliance est le « Courant Patriotique Libre » (CPL) de l’actuel président de la République, Michel Aoun, dont le mouvement a commencé par adhérer à l’Alliance opposée du « 14 mars » avant de se raviser et de rejoindre les « 8 martiens », au terme d’un accord conclu avec Hezbollah en février 2006.
Acteur de premier plan de la vie militaire et politique libanaise, Aoun, qui fut, entre autres, commandant des forces armées et président du Conseil, a été chassé, à la fin de la guerre civile (1975 – 1990) de son pays par les forces syriennes et exfiltré par la France où il est parti se réfugier avant de regagner le pays.
Il a estimé, en 2006, que le départ des forces syriennes du territoire libanais a mis fin à son engagement contre le voisin dominant et lui permet partant de rejoindre un camp soustrait aux influences étrangères, ou du moins qu’il présente ainsi.
Le second camp, celui de l’alliance du 14 mars, qui se développera en bloc éponyme au sein du Parlement, après les élections législatives des mois de mai-juin 2005, tire son appellation du jour où s’est déroulée une imposante manifestation anti-syrienne à Beyrouth.
Ce rassemblement, qui a regroupé près de 1,3 millions de personnes, revendiquait de faire la lumière sur l’assassinat, un mois plus tôt, de Rafik Hariri, et d’en déterminer pour fins d’interpellation les responsables, de même que d’évincer, Emile Lahoud, président de la République « illégitime » à leurs yeux, après la prorogation de son mandat sous diktat damasquin.
Cette alliance comprenait, essentiellement, dans sa composante chrétienne, les « Phalanges libanaises » dirigées par Samy Gemaiel et les « Forces Libanaises » sous la férule de Samir Geagea, un acteur clé et seigneur de la guerre civile ayant dirigé une milice durant le conflit civil.
Quant aux Sunnites, ils étaient représentés, logiquement, par « le Courant du Futur », porte-drapeau de cette communauté, dirigé par Saad Hariri, fils de l’ancien Chef du gouvernement assassiné.
D’autres partis d’une moindre importance viennent compléter les rangs de l’Alliance du 14 mars, s’agissant notamment, du Mouvement de la Gauche démocratique et celui du Renouveau démocratique.
Le CPL de Michel Aoun faisait partie, comme mentionné plus haut, de cette alliance avant de se rétracter, estimant que la raison de son engagement n’est plus de mise après le retrait syrien, et reprochant aux alliés de la veille leurs accointances avec des puissances étrangères autres que la Syrie, en référence à l’Arabie Saoudite, protecteur traditionnel des Sunnites libanais, et à la France, parapluie des Maronites.
S’agissant du déploiement de l’armée syrienne, il convient de noter que l’intervention militaire de Hafez al-Assad en 1976 au Liban, a été facilitée, « autorisée acceptée » par les Chrétiens et le président de l’époque, Sleiman Frangié. Cette intervention avait initialement pour but de mettre un terme à la guerre civile naissante, avant de se développer pour contrer la montée grandissante du pouvoir et de l’influence de la Résistance palestinienne, qui a été chassée du Liban pour installer son Quartier général dans la banlieue sud de Tunis, en 1982.
Toutefois, et au fil des années et des décennies, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, provoquant des changements, aussi fréquents qu’intempestifs dans les alliances – par moment contre-nature - qui se nouaient, mais surtout dans les mésalliances qui se défaisaient, reconfigurant l’échiquier politique libanais, dans toute la splendeur de sa complexité.
- Quid de la situation aujourd’hui ?
Le Liban a connu, au mois d’octobre 2019, un soulèvement populaire inédit. Inédit dans la mesure où c’est pour la première fois dans l’histoire contemporaine du pays du Cèdre que ce ne sont pas les seigneuries et leurs affidés qui tiraient les ficelles et encore moins les factions, revendiquant une appartenance confessionnelle ou communautaire quelconque qui s’opposaient, mais c’était plutôt les citoyens libanais de tout acabit qui, libérés du joug du prisme communautaire, donnaient le la pour contester la cherté de la vie, dénoncer les conditions de plus en plus déplorables de leur existence et l’augmentation des taxes, le tout sans véritable solution offerte par leurs gouvernants.
Ainsi, les traditionnelles lignes de démarcation, voire de scission, communément acceptées, et aussi complexes et floues soient-elles, n’étaient plus de mise, et les jeunes et moins jeunes parmi les Libanais et Libanaises réclamaient, sans établi de distinguo, le départ de l’ensemble de la caste politique, pointée du doigt pour son échec et son incapacité à identifier une issue au marasme généralisé qui enveloppait le pays.
Cette situation a provoqué la démission du locataire du Sérail gouvernemental de l’époque, Saad Hariri, qui a depuis annoncé son retrait de la vie politique, une vacance au poste de Premier ministre qui s’est prolongée pendant de longs mois et une crise qui est venue s’installer dans la durée.
Et ce n’est pas la déflagration gigantesque qui a secoué le port de Beyrouth, le 4 aout de l’année suivante, avec son lourd bilan de 214 morts et 6500 blessés ainsi que plusieurs quartiers de la capitale entièrement ravagés et dévastés, qui a permis d’arranger les choses.
Annonçant son premier défaut de paiement, en mars 2020, le pays se trouve depuis plongé dans la pire crise sociale et économique de son histoire, avec les dommages collatéraux au plan politique, le tout en l’absence d’horizons sérieux et plausibles pour une sortie de crise à court ou à moyen terme.
Appelé jadis « la Suisse du Moyen-Orient », notamment, dans la décennie des années 1960, le Liban, aujourd’hui au bord de la banqueroute, parviendra-t-il à redorer son blason et à retrouver son aura d’antan et son unité, non pas dans le désarroi et le marasme généralisés, mais une unité dans la sérénité.
Cette sérénité illustrée par sa Diva hors normes et icône, à la voix angélique et céleste, en l’occurrence la Grande Fayrouz, qui refusait d’être récupérée par aucun des clans pendant la guerre civile, et qui par sa maestria a, de tout temps, illustré l’unité d’un pays fragmenté à souhait avec sa mosaïque de communautés, et mis tout le monde d’accord, étant adulée par tous, même du haut de ses 86 ans, sans l’once de voix discordante.
Ne raconte-t-on pas que les obus qui pleuvaient dans le ciel beyrouthin lors de la guerre civile suspendaient leur retentissement sordide et morbide, le temps du passage de Fayrouz, qui avait chanté, à titre prémonitoire, trois ans avant l’éclatement du conflit fratricide, un de ses plus beaux et célèbres morceaux, intitulé « Je t’aime Ô Liban » (Bhebbak ya Lebnan).