Monopole, flou juridique et prix exorbitants, ces applications mobiles de taxis qui font pâlir les Tunisiens
- Supposées aider à résoudre le calvaire quotidien des transports pour les Tunisiens, les applications mobiles dédiées au transport individuel créent la controverse et laissent planer de graves soupçons d’infractions dans un silence du gouvernement

Tunisia
AA / Tunis / Mounir Bennour
Dans un contexte de crise multidimensionnelle inédite en Tunisie, touchant les aspects politiques, économiques et sociaux, le citoyen lambda doit affronter quotidiennement des complications de divers ordres, dont celle des moyens de transport, dictée par le besoin de se déplacer pour une raison ou une autre, travail, soins, études, courses, etc.
C'est, au fait, un calvaire faisant partie des préoccupations majeures qu’il faut s’employer à résoudre plusieurs fois par jour.
Avec la faiblesse et la médiocrité de plus en plus prononcées des transports publics dans le pays, le recours au taxi individuel et aux applications mobiles qui vont avec, s’impose comme un choix incontournable pour une large frange de la population, qui n’a d’autres choix que de solliciter ce service, supposé être accessible à tous.
Or, la réalité est tout autre, dans ce petit pays où le nombre de taxi pour le Grand-Tunis est estimé selon les sources officielles à 16 190 véhicules (ce chiffre serait en deçà de la réalité selon des sources officieuses qui revoient le nombre de véhicules à plus de 25 000 taxis) pour transporter une moyenne de plus 1,5 million de citoyens, selon les chiffres du ministère des Transports.
“En Tunisie, nous sommes peut-être le seul pays au monde où la destination d’un taxi est déterminée par la volonté du chauffeur, plutôt que de celle du client“, confie Ines, une jeune employée d’une compagnie étrangère implantée en Tunisie, sise au Lac de Tunis (l'un des pôles économiques de la capitale“.
“La plupart du temps, je suis obligée de recourir à un taxi réservé avec l’application Bolt ou InDrive, qui me coûtent un blinde, pour arriver à temps au travail, mais ça m’épargne l’attente interminable et les éternels « ce n’est pas sur mon trajet » que me jettent les chauffeurs de taxis. Entre ces maux, j’ai l’embarras du choix (selon une expression tunisienne)“, déclare-t-elle avec une pointe d'exaspération.
Les applications mobiles Bolt et InDrive offrent, certes, la garantie d’un taxi disponible à toute heure et presque partout sur la métropole de Tunis, mais cela se fait à des prix, pour le moins, exorbitants pour un porte-monnaie déjà bien érodé jusqu'à la corde par la cherté de la vie dans un pays dont l’économie demeure toujours plombée par les crises.
Pour Aslen, un jeune artiste numérique, employé d’une compagnie de jeu vidéo sise en banlieue nord de Tunis, recourir à ces applications mobiles de réservation de taxi sont “un mal nécessaire“ selon son expression.
“Avec des transports publics loin d’être disponibles, ponctuels et confortables (surtout dans les heures de pointe et avec l'été qui vient) le choix est vite fait, je me déplace en taxi réservé avec Bolt ou InDrive durant 3 à 4 jours par semaine, avec un budget mensuel dédié de plus 350 dinars, une portion importante de mon salaire, Dieu sait que j’aimerais autant investir cette somme autrement, mais ai-je le choix ?“.
Dans un autre témoignage, Karim, professeur d'enseignement secondaire, a affirmé que mise à part la tarification hors de prix, proposée par les applications mobiles, il reproche “le manque de professionnalisme ambiant, dans la mesure où aux heures de pointe, il n’y a aucun taxi de disponible, on les voit circuler mais sans immatriculation et, si par miracle, je déniche un taxi, il me refuse le service en me renvoyant à l’application Bolt pour pouvoir me déplacer, autrement dit, ils obligent le citoyen à une sorte de vente conditionnelle, sans possibilité de porter plainte, car ce serait juste une perte de temps pour un résultat qui est loin d’être garanti, avec l’inaction de l’Etat“.
Et d’ajouter, “Je suis prêt à prendre les transports sans aucune discussion, même s’ils laissent à désirer côté confort, qui est un terme un peu fort dans un pays comme le notre, si, en tant que citoyen, j’ai accès à un transport public respectant un tant soit peu la dignité humaine, je serais le premier à l’utiliser“.
Selon plusieurs témoignages recueillis auprès de plusieurs personnes, l’application Bolt spécialement, pratique des tarifications floues et abusives coûtant le triple, le quadruple, voire plus par rapport aux tarifs habituels pratiqués pour un même trajet en taxi au compteur.
Un chauffeur de taxi qui a préféré garder l’anonymat a confié à Anadolu que l’un de ses confrères qui s’est recyclé en « taxi Bolt » avait facturé une course à 48 dinars pour un trajet entre la banlieue sud et la banlieue nord de Tunis, dans une heure de pointe, “une petite fortune et un coup dur pour citoyen vivant dans un pays dont le smig [Salaire minimum garanti] est à 3 chiffres“ ironise-t-il avec un sourire qui n’exprimait aucun amusement.
“Moi aussi, j’aurais pu profiter d’une bonne marge sur le tarif de chaque trajet, avoir un téléphone portable avec un forfait internet prépayé de 25 gigas, mais je ne mange pas de ce pain-là, je suis proche de la retraite et je fais avec ce que je gagne chaque jour, c’est parfois pénible et fatiguant avec des embouteillages interminables sur les voies d’accès à la capitale, et les infrastructures dégradées, mais à chaque labeur, ses difficultés, n’est-ce pas ?“ ajoute-t-il.
Parmi les témoignages recueillis le malaise était manifeste et quasi-unanime dans la dénonciation de l’inaction du gouvernement face à ce phénomène des applications mobiles, abusives pour les portefeuilles, qui a pris une ampleur grandissante depuis 2019, pour l’application Bolt, qui, selon le magazine "Al-Katiba" (indépendant), a réussi à attirer 2 200 chauffeurs de taxis en seulement 2 mois, dans la même année.
Dans son enquête sur le phénomène Bolt en Tunisie, le magazine pointe du doigt les irrégularités et le flou juridique qui entourent le statut et les abus, voire les “innombrables transgressions“ qui entachent les activités de cette société en Tunisie.
Officiellement, et d’un point de vue juridique, les taxis Bolt sont illégaux en Tunisie, dans la mesure où ses obscures méthodes de tarification transgressent la législation en vigueur et causent un “démantèlement du marché des taxis en Tunisie“ au profit d’un monopole de la société, qui a dérégulé les tarifs en vigueur, sans aucune base légale, selon Al-Katiba.
La même source va encore plus loin en soulevant des soupçons d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent avec des revenus et des bénéfices déclarés pour le moins douteux, sans parler des transactions qui transgressent les lois financières tunisiennes, le tout dans un silence et une inaction étonnants des autorités d'un pays qui a un besoin urgent de liquidités.
"Al-Katiba" a même révélé que Bolt mettait sa base de données des utilisateurs à disposition d’une compagnie publicitaire israélienne. Dans ce même contexte de la protection des données personnelles des utilisateurs, le président de l’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP), Chawki Gaddes, a fait état d’infractions à la loi organique sur la protection des données personnelles commises par l’antenne tunisienne de l’entreprise de mobilité partagée Bolt.
“Dans le monde entier, l’application ne permet pas au chauffeur d’avoir accès aux données personnelles des utilisateurs […]. Il ne connait ni le nom ni le numéro de téléphone de l’utilisateur Bolt. Or, en Tunisie, le chauffeur connaît le nom de la personne, son numéro WhatsApp, et des cas de harcèlement ont même été signalés. Des infractions à tous les niveaux“, a affirmé, le président de l’INPDP sur les ondes de la radio Shems FM (privé). Une plainte a, depuis, été déposée.
Plus que jamais, les applications de taxis sont sujets à controverses, selon les témoignages et les révélations des enquêtes, qui viennent dégrader un paysage déjà mis à mal par les crises politique et économique, dans un pays qui peine à se maintenir à flot depuis la révolution de 2011.
Plusieurs voix s’élèvent depuis quelques mois pour appeler à plus d’action de la part du gouvernement et pour boycotter ce type de transport, dans un dernier recours, dans l’espoir de se faire entendre et ramener les tarifs à des seuils plus raisonnables.
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