Nabil Ennasri: "Le traitement de mon affaire judiciaire est inique, partial et dépourvu d’humanité"
- Depuis la prison de Villepinte où il est incarcéré depuis plus de deux mois, Nabil Ennasri a fait parvenir en exclusivité à Anadolu, une lettre ouverte dans laquelle il explique sa grève de la faim
France
AA / Nice / Feïza Ben Mohamed
Placé en détention depuis le 4 octobre, dans une affaire financière, le politologue Nabil Ennasri a entamé le 22 décembre, une grève de la faim, pour dénoncer "un régime d’exception, qu’il est le seul à subir dans cette affaire", comme l’a annoncé son comité de soutien dans un communiqué publié mercredi.
Ce spécialiste du Qatar, est soupçonné par la justice française de "corruption et trafic d’influence", "abus de confiance" et "blanchiment de fraude fiscale aggravée" dans une enquête liée au Qatar et dans laquelle il n’est pas le principal protagoniste mais pourtant le seul placé en détention.
Depuis son incarcération, ses avocats ont déposé plusieurs demandes de remise en liberté, toutes refusées par la justice invoquant une possible fuite à l’étranger et la crainte d’une hypothétique concertation avec d’autres mis en cause.
Anadolu publie en exclusivité une lettre ouverte, dans laquelle ce franco-marocain, figure musulmane médiatique, et auteur de plusieurs ouvrages, dénonce le traitement qui lui est réservé alors qu’il exhorte les autorités à le remettre en liberté pour qu’il puisse voir sa mère, gravement malade et en fin de vie.
- "Pourquoi j’entame une grève de la faim ?"
Voilà plus de deux mois et demi que je suis emprisonné à la maison d’arrêt de Villepinte (93) pour de l’infraction relevant de la délinquance économique. Je considère que le traitement de mon affaire judiciaire est inique, partial et dépourvu d’humanité.
Je regrette tout d’abord que, des différents protagonistes impliqués dans mon dossier et dont certains ont déjà été condamnés par la justice, je suis le seul à être incarcéré alors même que je dispose d’un casier judiciaire vierge. Le différentiel de traitement est dans mon cas stupéfiant d’autant qu'il va à l’encontre de l’esprit du principe fondamental attestant que la liberté est la règle et que la détention reste l’exception.
Je reste également profondément interloqué devant l’absence de considération de ma situation familiale. Père de trois enfants qui souffrent de l’absence de leur père, j’ai également porté à la connaissance du juge instructeur l’état sanitaire de ma mère qui est aujourd’hui dramatique.
Agée de 76 ans et marquée tant physiquement que psychologiquement par de nombreuses pathologies (insuffisance cardiaque, greffe rénale, hypertension, etc.), sa situation clinique s’est récemment brusquement détériorée. Hospitalisée depuis plus de deux mois, ses jours sont désormais comptés de l’avis unanime des médecins qui la soignent.
Un certificat médical en date du 15 novembre a même été produit par l’établissement hospitalier où elle est prise en charge qui stipule explicitement qu’elle se trouve "en fin de vie". Malgré tout ce contexte qui me ronge, l’autorité judiciaire ne souhaite rien savoir ; ni le juge instructeur, ni le juge des libertés et de la détention n’ont satisfait à la demande de libération ou de placement sous bracelet électronique introduite par mes avocats.
Au regard de cette réalité particulièrement lourde et éprouvante, je ne peux me résoudre à l’idée de voir ma mère que j’ai toujours chérie et accompagnée mourir alors que je suis en détention. Quel crime ai-je commis pour mériter une telle sévérité ? Comment peut-on rester sourd à mes doléances alors même que, d’après la loi, je reste innocent ? Pourquoi un tel acharnement ?
J’ajoute que toutes les garanties ont pourtant été apportées à l’autorité judiciaire pour leur démontrer que j’acceptais de me plier aux contraintes même les plus drastiques d’un contrôle judiciaire, l’essentiel étant pour moi d’accompagner ma mère dans ses derniers jours.
Pour toutes ces raisons, j’ai décidé d’entamer ce vendredi 22 décembre une grève de la faim jusqu’à ma libération. Mon but n’est absolument pas de me soustraire à la justice, bien au contraire. Je souhaite simplement être traité de manière juste, digne et sans arrière-pensées. Un justiciable n’ayant jamais été condamné, père de famille, présumé innocent et dont la mère est mourante ne devrait pas être traité de la sorte. À moins que son seul tort est de s‘appeler Nabil Ennasri.
Mais au-delà de cette lettre rédigée par le principal concerné, de nombreuses personnalités pointent le traitement différencié, réservé à Nabil Ennasri, et les relents islamophobes sous-jacents.
Dans un entretien accordé à Anadolu, le politologue François Burgat dénonce lui aussi, un "deux poids deux mesures" dans cette affaire.
"Le traitement réservé à Nabil Ennasri, à la suite de cette accusation de financement qatari, n’est qu’une énième illustration de la tumeur des “deux poids et deux mesures” qui ronge les fondements de la République macronienne", grince l'ancien directeur de recherche au cnrs.
Il estime à ce propos que "si les critères qui ont conduit à l’incarcération de Nabil Ennasri étaient appliqués à d’autres que lui, des dizaines de personnalités médiatiques et politiques, et non des moindres, devraient être emprisonnées".
Et de poursuivre: "Pourquoi Nabil est-il le seul ? Qu’est-ce qui justifie un tel différentiel sinon la volonté de stigmatiser sélectivement les membres de la société civile musulmane? Bien sûr, ce dérapage grave était latent de longue date. Mais sa progression s’est spectaculairement accélérée depuis 2020, où après un discours prononcé au Mureaux contre le séparatisme, Emmanuel Macron s’est lancé dans une surenchère xénophobe en général, islamophobe en particulier, destinée à concurrencer Marine Le Pen".
Et certaines interrogations de François Burgat sont également partagées par Tariq Ramadan, qui note auprès d’Anadolu, "qu’aucune des personnes qui ont été impliquées dans ce dossier n’a fait de la prison".
« Sans même se prononcer sur les faits, le traitement tout à fait spécifique qui lui est fait est donc discriminatoire et injuste » poursuit l’islamologue, qui rappelle qu’il y avait la possibilité de le « placer sous contrôle judiciaire en le laissant en liberté le temps de l’enquête ».
Tariq Ramadan estime par ailleurs que la mesure qui touche Nabil Ennasri s’inscrit dans « le prolongement d’une série de personnes à qui on envoie un message comme on enverrait à toutes les personnes qui oseraient s’exprimer ou prendre position ».
Contacté par Anadolu, son comité de soutien fustige lui aussi « l’incarcération d’une voix musulmane qui porte et une volonté de la faire taire » avec ce placement en détention qualifié « d’ubuesque » et d’inédit « en matière d’infraction économique ».
La prochaine audience aura lieu le 22 janvier et devrait permettre de déterminer les suites judiciaires de cet épineux dossier.
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