Politique

5 décembre 1952: Assassinat de Farhat Hached, ou la "Main rouge" de la France

- Le 5 décembre de chaque année, la Tunisie commémore l'assassinat du leader Farhat Hached, qui a payé de sa vie son combat pour l'indépendance du pays

Fatma Bendhaou  | 05.12.2021 - Mıse À Jour : 05.12.2021
5 décembre 1952: Assassinat de Farhat Hached, ou la "Main rouge" de la France

Tunisia

AA / Tunis/ Mourad Belhaj

"Je t'aime, ô peuple"

Une phrase prononcée un jour par un résistant et syndicaliste qui a consacré sa vie à la défense d'un peuple qui aspirait à la l’indépendance et à vivre dignement dans une patrie libérée garantissant les droits de tous ses citoyens.

Il ne réalisait sans doute pas que l'écho de cette expression perdurerait bien des années après son assassinat par la France coloniale, qui n'avait d'autre choix pour réduire au silence ce leader syndicaliste et national que de le tuer dans la matinée du 5 décembre 1952 à Radès, dans la banlieue de la capitale, Tunis, alors qu'il se dirigeait en voiture vers le siège de la centrale syndicale.

Le 5 décembre de chaque année, la Tunisie commémore l'assassinat de Hached, qui a payé de sa vie son combat pour l'indépendance du pays et pour la cause sociale et syndicale.


- Un militant autodidacte

Né le 2 février 1914 dans la région d'al-Abbasia sur l'île tunisienne de Kerkennah, dans le gouvernorat de Sfax, Farhat Hached est issu d’une famille modeste, son père étant marin-pêcheur. Scolarisé, le jeune garçon obtient son certificat d'études primaires, mais le décès de son père le contraint à interrompre ses études pour travailler dans une compagnie maritime de la ville de Sousse. Il était autodidacte et a réussi à parfaire son éducation culturelle et politique grâce à la lecture et à ses activités syndicales.

Hached a commencé très tôt son militantisme syndical. En 1936, il adhère au syndicat des transports de la Confédération générale du travail française et milite en son sein, ce qui lui permet de mener avec succès une grève ouvrière en 1937. Son activité syndicale lui coûtera cependant son travail, qu'il devra quitter en 1939.

Lorsqu'il s'installe à Sfax en 1943, Farhat Hached reprend son activisme syndical au sein du Syndicat des travailleurs de Sfax, jusqu'à un désaccord l'année suivante avec le syndicat régional affilié à la Confédération générale du travail française, qui le pousse à quitter le syndicat avec un certain nombre de ses camarades. Il forme alors la Fédération des syndicats indépendants du Sud, laquelle revendique l'égalité des droits entre les travailleurs tunisiens et leurs homologues français, avant de se lancer dans la lutte pour l'indépendance du pays, alors sous protectorat français.


- Lois d'exception

Au début de 1952, les négociations d'indépendance entre la Tunisie et la France se soldent par un échec, ce qui conduit les autorités françaises à faire arrêter le chef de file du mouvement nationaliste, Habib Bourguiba et plusieurs autres leaders politiques.

Le régime colonial décide alors d’imposer des restrictions sur les déplacements, des lois d'exception et d'interdire toute activité politique. C'est à cette époque que le rôle de l'Union générale tunisienne du travail émerge et que Farhat Hached commence à organiser des sections du syndicat pour mener des attaques armées contre les représentants des autorités françaises, en plus d'organiser des grèves et des manifestations.

Hached se rend à cette période en Belgique, puis aux États-Unis pour faire entendre la voix de la Tunisie lors du débat sur l'indépendance de la Tunisie et du Maroc au Conseil de sécurité de l'ONU.

Ces activités du leader syndicaliste ont provoqué l’ire de la France qui a commencé à étudier les moyens de l'écarter. C’est là que Farhat Hached a commencé à recevoir des menaces de la part de l'organisation terroriste "La Main rouge" qui collaborait avec les services de renseignement français. Les actes de vandalisme et les menaces à l'encontre de sa maison et de sa famille se sont multipliés et les voix appelant à son assassinat se sont multipliées.


- Un meurtre et des interrogations

Tous ceux qui ont couvert l’assassinat de Farhat Hached se sont interrogés sur le degré de responsabilité du gouvernement français dans cette affaire.

Selon le journal français "le Franc-Tireur" (7 décembre 1952), "ce crime politique intervient après une série d'exécutions qui ont eu lieu (..) à Gafsa, alors que les auteurs de crimes terroristes contre les Tunisiens ne sont jamais appréhendés. L'assassinat de Farhat Hached est survenu après une année entière de persécution du mouvement nationaliste tunisien".

Le Monde était encore plus clair en affirmant (8 décembre 1952) : "Il semble que l'assassinat de Farhat Hached ait semé un vent de panique au sein de l'élite qui gravite autour du Bey ainsi que chez les leaders destouriens".

Et d’ajouter :"Il semble également que la résidence générale n'ait pas été surprise par l'assassinat, mais qu'elle ait plutôt profité de l'occasion pour adopter des mesures visant à rétablir l'ordre, mesures qui avaient été reportées pour ne pas entraver les travaux des Nations Unies (auxquels avait assisté Hached)".

Puis, malgré ses précautions de langage, Le Monde expose la vérité en affirmant : "Nous notons à cet égard, selon certaines rumeurs, que le résident général avait été informé avant son voyage à Paris que ce crime risquait de se produire."

Le résident général Jean De Hauteclocque a-t-il informé les ministres français de la situation en Tunisie ? Les a-t-il informés des mesures prises par les autorités françaises ? Ont-ils approuvé ces actions tant avouées que secrètes ?

Toujours est-il que les journaux français ont publié le 6 décembre 1952 le compte rendu de la réunion entre des ministres français et le résident général, où l'on peut lire : "Une réunion extraordinaire a eu lieu au Palais Matignon en présence de M. Henri Queuille (Ministre d’État), de M. Robert Schumann (Ministre des Affaires étrangères), M. René Pleven (Ministre de la Défense nationale) et M. de Hauteclocque, arrivé à Paris le matin même. Le Conseil a notamment fait le point sur les mesures nécessaires au rétablissement de l'ordre et de la sécurité (en Tunisie)".


- La main du gouvernement français

Pléthore de recherches sur l'ère coloniale française en Tunisie attestent que le véritable responsable de toutes les agressions, les persécutions et les atrocités perpétrées en ces temps, reste le gouvernement français, avec sa politique et les consignes qu'il donnait à ses représentants. C’est ainsi que plusieurs observateurs étrangers, qui se sont intéressés à la question tunisienne, ont vu la main du gouvernement français derrière l’assassinat de Farhat Hached.

Walter Reuther, dirigeant de la confédération syndicale nord-américaine CIO (Congrès des organisations industrielles), a déclaré a suite à l'assassinat de Hached, que "la nouvelle de l'assassinat de Farhat Hached, secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail et leader des forces libres au Proche-Orient, a plongé la Conférence des organisations industrielles dans le deuil et le désarroi".

Le leader syndical américain ajoutait dans la même déclaration : "Hached était le porte-parole de tous ses compatriotes luttant pour leur indépendance, pour la justice sociale et économique, et pour la reconnaissance de la dignité humaine. On ne connaît pas aujourd'hui les responsables directs de cet assassinat, mais après vérification, on constate que le gouvernement français porte une grande part de responsabilité dans cet assassinat".

Et de poursuivre : "Les Français, par leur refus de comprendre le mouvement populaire et social qui agite aujourd'hui le Proche-Orient, et par leur opposition à toute négociation honnête avec les organisations nationalistes modérées en Tunisie, qui soutiennent la cause de la démocratie et du monde libre, de même que par leurs mesures arbitraires visant à perturber l'activité de l'Union générale tunisienne du travail, a rendu impossible pour les modérés comme Farhat Hached de réussir dans leurs actions".

"Les criminels peuvent tuer des hommes comme Hached, mais ils ne peuvent pas détruire les idéaux qui ont inspiré leur activisme, ni les mouvements qu'ils ont menés. Les forces rassemblées par Hached continueront leur progression jusqu'à ce qu'elles atteignent le but recherché, qui est la liberté pour tous", assène enfin Walter Reuther.

L'écrivain Daniel Guérin a également évoqué une responsabilité des autorités françaises dans cet assassinat, déclarant : "Je ne pense pas que les noms des misérables Français qui ont souillé l’honneur de la France au matin du 5 décembre 1952 soient inconnus à l'Élysée ou au Quai d'Orsay ni parmi ceux qui sont familiers des secrets de la politique, et jusqu’au cabinet du juge d'instruction. Mais chacun d'eux s'est tu et a gardé le silence, car le crime était odieux et ses commanditaires occupaient des fonctions si hautes qu'on avait peur d'en révéler les secrets."

Antoine Méléro, ancien membre de l’organisation terroriste "La Main rouge", déclarait dans ses mémoires que "Hached a bien été assassiné par l'organisation qui avait reçu l'ordre de le faire". Il révèlera également, lors d’un entretien avec la télévision qatarie Al-Jazeera, que "La Main rouge était une entité armée répondant au SDECE (service de renseignements extérieur français)".


- Déclassification des archives

En 2011, l'UGTT et la famille Hached demandent la déclassification des archives concernant l'assassinat de Farhat Hached et le 5 juillet 2013, la famille Hached reçoit ces archives, à l'occasion de la visite officielle du Président François Hollande en Tunisie.

Ces archives des ministères français des Affaires étrangères et de la Défense, confirment l'implication directe du SDECE dans la surveillance du leader syndical.

Parmi ces documents également, un télégramme que le résident général De Hauteclocque envoyait à son ministre des Affaires étrangères le 16 mai 1952, insistant sur le danger que représente, selon lui, pour la France, le secrétaire général de l'UGTT. La missive en question se termine par cette phrase : "seule l'annihilation de Farhat Hached permettra d'avoir le calme".


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