Chute de l'empire soviétique: Il y a 30 ans s'effondrait un mastodonte géopolitique
- A travers des entretiens, l'Agence Anadolu a tenté de comprendre l'enchaînement des faits et événements ayant mené à l'effondrement de l'URSS, ainsi que ses conséquences dans le monde d'aujourd'hui.

France
AA / Paris / Ümit Dönmez
Le 26 décembre 1991, le Soviet suprême de l'Union soviétique diffusait la déclaration 142-Н, reconnaissant l'indépendance des anciennes Républiques socialistes soviétiques et donc la dissolution ou dislocation de l'Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) fondée 69 ans plus tôt et actait la création de la Communauté des États Indépendants (CEI).
Il s'agissait d'un bouleversement relativement soudain avec un impact conséquent sur l'ordre mondial, c'est-à-dire la fin de la Guerre froide et l'instauration d'une hégémonie américaine sur le monde, qui allait durer deux décennies.
À travers des entretiens avec François Campagnola*, chercheur à l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) et Ayten Muradova*, ex-citoyenne soviétique et citoyenne azerbaïdjanaise résidant en France, l'Agence Anadolu (AA) a tenté de comprendre l'enchaînement des faits et événements ayant mené à l'effondrement de l'URSS, ainsi que ses conséquences politiques, humaines, socio-économiques, et géopolitiques.
- Des facteurs de la chute de l'URSS : un système à bout de souffle
Selon François Campagnola, interrogé par AA, « deux éléments ont influé directement sur le destin de l'URSS. Tout d'abord, son système économique était à bout de souffle, il produisait de la pénurie pour les populations. Il était centré sur la production de biens de production, mais pas de production de biens de consommation et la population commençait à en avoir assez des pénuries dues à la planification soviétique. Ensuite, l'URSS et les États-Unis menaient depuis longtemps une course de vitesse à l'équipement militaire et cette concurrence effrénée qui incluait la Guerre des étoiles, a plombé les finances soviétiques ».
Un autre facteur doit également être pris en compte, selon le chercheur de l'IPSE, pour comprendre l'aspect économique. « Hier, comme aujourd'hui, l'essentiel des ressources économiques de la Russie consistait des revenus de l'énergie, de production et vente d'hydrocarbures (gaz et pétrole) et à la fin des années 1980, le cours du pétrole était au plus bas ».
« Nous parlons d'un système épuisé, avec une planification qui ne fonctionne pas ; qui a certes permis le développement de l'industrie militaire et de l'industrie de production mais pas de produire les biens de consommation » dont avait besoin sa population.
Selon Campagnola, « dès lors que Mikhaïl Gorbatchev avait lancé la Perestroïka en 1985 [qui signifie littéralement "Reconstruction"] et la Glasnost ["Transparence", 1986], ce projet de réforme de l'Union soviétique était une reconnaissance même de l'échec soviétique ».
Un autre facteur ayant influé sur le destin du mastodonte soviétique repose dans le contexte du dialogue établi avec les présidents américains Ronald Regan et George H. Bush, et pour une brève période avec Bill Clinton.
« Gorbatchev avait besoin de l'aide américaine pour pouvoir se maintenir hors de l'eau, le temps que les reformes soient faites. Aucun des présidents américains n'a répondu à l'appel à l'aide de Gorbatchev », selon François Campagnola qui explique cela par un manque de conviction de leur part.
« Autant les États-Unis ont cru en un développement économique chinois qui déboucherait sur une démocratie, autant pour la Russie, ils n'y ont pas cru », constate le chercheur de l'IPSE.
Deux possibilités se présentaient à Moscou selon François Campagnola : « soit maintenir le système politique tel qu'il était et faire les réformes économiques comme la Chine, soit faire des réformes politiques en considérant que les réformes économiques viendraient par la suite », de façon organique. D'une certaine façon, Moscou a tenté et échoué des deux manières.
Parmi les facteurs ayant mené à chute du bloc soviétique, on pourrait également citer le retrait d'Afghanistan des forces soviétiques en 1989 après onze ans de guerre et une défaite amère contre les Moujahidines victorieux de la guerre asymétrique menée contre l'envahisseur russe.
- Deux géographies dans la dislocation de l'URSS
Sur l'aspect géographique et géopolitique, François Campagnola définit deux zones différentes pour évoquer la chute de l'URSS : les pays membres de l'URSS (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Estonie, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Lettonie, Lituanie, Moldavie, Ouzbékistan, Fédération de Russie, Tadjikistan, Turkménistan, Ukraine) et les pays satellites (Bulgarie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie, Albanie, Allemagne de l'Est, dans une moindre mesure la Yougoslavie, ainsi que la Mongolie, Cuba et le Viêt Nam), soit, les pays membres du Conseil d’Assistance Économique Mutuelle (CAEM) connu sous son acronyme anglais du COMECON, créé en janvier 1949 en réaction au Plan Marshall des États-Unis (1947), et complété par le Pacte de Varsovie en 1955, né en réaction à la création de l'Organisation du Traité Atlantique Nord (OTAN) en avril 1949 et notamment l’entrée de la RFA en son sein en 1955, tous deux des pactes d'assistance militaire mutuelle établis l'un contre l'autre.
« S'agissant des pays satellites de l'URSS, il s'est avéré que le système de domination soviétique en Europe était également essoufflé. En 1948 [coup de Prague, NDLR] comme en 1956 [Insurrection de Budapest] et en 1968 [révolte en Tchécoslovaquie], les Russes n'ont pas hésité à employer la force pour mater les rébellions », rappelle le chercheur de l'IPSE ajoutant que « dans les années 1980, ils n'en avaient plus la puissance et l'énergie.
« À partir de ce moment-là, la contestation, en République démocratique d'Allemagne (RDA), en Tchécoslovaquie, et en Pologne s'est traduite par un changement de régime. Soit les Russes partaient, soit ils n'intervenaient pas et la réforme était au bout du chemin », note le chercheur qui décrit comment les « les États satellites sont sortis de l'orbite de l'URSS ».
« S'agissant des pays membres de l'URSS, donc d'Asie centrale, du Caucase, et de l'Ukraine, Gorbatchev a dû faire face à un coup d'État militaire [1] de la vieille garde militaro-industrielle soviétique ; ce qui a montré la faiblesse de Gorbatchev alors que Boris Eltsine [président du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie à l'époque] est apparu comme le grand vainqueur de l'échec du coup d'État alors que les Russes ont répondu en masse à son appel à résister contre le putsch. Et l'homme fort du moment a demandé la dissolution du Parti communiste (PC).
« L'échec du coup d'État a mené à la remise en cause du pouvoir du Parti communiste dont le Secrétaire général n'est autre que Mikhaïl Gorbatchev. In fine, l'échec du tout coup d'État s'est traduit par le démantèlement de l'URSS, les républiques reprenant leur indépendance, Biélorussie, Ukraine, Caucase, Asie centrale ; car le Parti communiste était le ciment de l'URSS, la centralisation du pouvoir se faisant par le biais du PC. C'était le PC qui maintenait les différentes républiques socialistes soviétiques dans l'orbite de Moscou », note le chercheur qui décrit ainsi « comment l'URSS s'est démantelée ».
« En 1991, l'URSS est dissoute. Il ne reste plus que la Fédération de Russie. Le PC est dissout. Il ne reste plus que Eltsine qui s'appuie sur la foule et propose la démocratie pour la Russie ».
- La difficile reconstruction et l'agonie du peuple
« Une fois que tout s'est effondré, il faut reconstruire ; et reconstruire une fois que l'économie s'est effondrée demande de lourds efforts. Il faut reconstruire une nouvelle économie pour la Russie, sur la base du principe de marché », note le chercheur de l'IPSE.
« Le choix fait par Eltsine est celui des reformes extrêmement brutales par privatisation des capacité productives du pays, qui a mené à la naissance des oligarques russes. Les caisses de l'État étaient vides, l'inflation galopante et le choix a été fait de dévaluer le rouble. Cela a eu pour conséquence la misère généralisée en Russie pendant cinq ou six ans. C'était le cas pour les retraités, mais aussi pour les autres catégories sociales », note-t-il.
Et d'ajouter : « Alors que la Russie avait besoin du soutien financier de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), les Occidentaux n'ont pas fait leur job. Quand la RDA a été intégrée à l'Allemagne de l'Ouest, le gouvernement fédéral allemand a mis des milliards de marks et d'euros dans la balance pour accompagner les reformes en ex-RDA. De façon similaire, la Russie avait besoin d'être accompagnée financièrement dans ses reformes pour passer ce difficile passage et les Occidentaux n'ont pas été là ».
« Non seulement les Occidentaux n'ont pas aidé la Russie financièrement quand elle était au fond du trou en matière économique dans les années 1990, mais ils ont également profité de la faiblesse de la Russie pour avancer les pions de l'OTAN. Il en résulte deux choses : tout d'abord, un élément très important : l'expérience que la Russie a eu d'un frémissement démocratique, elle l'a payé au prix fort, c'est-à-dire que pour les Russes la démocratie évoque la banqueroute des années 1990. Dans la mémoire collective, les années de démocratisation sont les années de banqueroute. La Russie n'a pas eu la possibilité de construire un mouvement démocratique progressiste. Les Occidentaux n'ont pas cru en la possibilité pour la Russie de se démocratiser ; ils n'ont cru ni en Gorbatchev ni en Eltsine et ils ont laissé la Russie seule face à sa misère », selon le chercheur de l'IPSE.
- Conséquences de l'effondrement de l'URSS
François Campagnola souligne que « les Russes ont mal vécu cette brève expérience démocratique des années 1990 et n'ont pas envie de recommencer ». Le chercheur note par ailleurs qu'une « déstabilisation de Vladimir Poutine aurait des conséquences pires que ce qui serait un remède. Les Russes ne vont pas se risquer une nouvelle fois dans un mouvement pour la démocratie », estime-t-il.
Parmi les conséquences de l'effondrement soviétique et des conditions dans lesquelles il s'est réalisé, François Campagnola note que « Poutine lui-même a fait le constat que les Occidentaux n'ont pas aidé la Russie et ont profité de la faiblesse de Moscou pour avancer leurs pions, notamment en essayant de porter l'OTAN aux portes de la Russie (Ukraine, Géorgie).
« Avec le conflit en Ukraine, on est dans la dernière phase des offensives occidentales et les Russes n'en veulent pas », constate le chercheur faisant état d'une détermination renforcée de Moscou à préserver son influence et sa capacité d'action dans son voisinage immédiat.
« La présidence de Poutine a marqué un coup d'arrêt dans la tendance à l'effondrement de la Russie. Il a permis un redressement par des réformes de l'État fédéral de Russie qui était très mal au point à l'époque de Eltsine. Ils ont repris des forces avec Poutine alors que les rentrées financières sont au rendez-vous. Il faut dire qu'il n'y a pas d'alternative à Poutine pour l'instant », estime le chercheur de l'IPSE.
Interrogé sur l'influence de la Russie dans les ex-républiques soviétiques d'Asie centrale et la montée en puissance de la Chine avec notamment le programme économique et commercial « One Belt One Road » (OBOR lancé en 2013, devenu la Belt and Road Initiative - BRI), le chercheur rappelle que dans cette région, « les dirigeants qui ont pris les commandes à la chute de l'URSS, ce sont ceux qui étaient déjà aux commandes sous l'URSS ». En somme, il n'y a pas eu de révolution populaire dans les pays turciques d'Asie centrale et des relations stratégiques ont été maintenues avec la Russie.
« Cependant, chaque pays d'Asie centrale joue aujourd'hui sa partition. L'apport financier chinois est important, et donc ces pays se tournent vers la Chine davantage, mais ne veulent pas être pieds et mains liés à la Chine et donc la Russie est là pour équilibrer leurs relations ; et dès lors que les Russes ont moins d'emprise sur le Caucase ou en Asie centrale, cela donne à certaines puissances, dont la Turquie, l'opportunité de se réinitier dans la région, a-t-il affirmé.
« L'effondrement de l'URSS a créé un vide relatif de puissance, note François Campagnola.
« La nature a horreur du vide. La Turquie qui était autrefois présente dans la région est de retour. La Turquie était la grande concurrente de la Russie au XIXe siècle et au début du XXe siècle, notamment dans le sud de la Russie, dans le Caucase, mais aussi en Crimée. Ayant de nombreux intérêts communs avec la Turquie, les Russes voient d'un bon œil l'éloignement relatif de la Turquie du bloc occidental, conclut le chercheur de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe.
Le conflit du Haut Karabakh n’est qu’un des multiples conflits territoriaux qui ont suivi l’effondrement de l’URSS dans un Caucase ethniquement fragmenté.
— Gérard Araud (@GerardAraud) December 25, 2021
« Le conflit du Haut Karabakh n’est qu’un des multiples conflits territoriaux qui ont suivi l’effondrement de l’URSS dans un Caucase ethniquement fragmenté »
Gérard Araud, éminent diplomate français
Twitter / 25 décembre 2021
- L’effondrement de l’URSS dans un Caucase ethniquement fragmenté
L'effondrement de l'URSS s'est fait dans la douleur. S'ajoutant aux longues crises économiques et sociales ayant hanté les anciennes républiques soviétiques, les conflits ethniques et territoriaux s'inscrivent également dans la liste des événements issus de la dislocation de l'empire soviétique.
« Je suis un pure produit soviétique, un enfant qui était pionnier, une « komsomol », se souvient Ayten Muradova, en référence à l'organisation de la jeunesse communiste du Parti communiste de l'Union soviétique.
« Un enfant qui a profité de l'enseignement gratuit et de qualité de l'URSS, j'ai grandi dans une atmosphère de multiculturalisme, sans la violence et le danger. Assez libre, à l'intérieur de l'URSS. Il n'y avait pas de frontières entre les républiques », se souvient cette citoyenne azerbaïdjanaise résidant en France depuis la chute du bloc.
Pour Muradova, les questions d'identité ethnique, religieuse et culturelle de tout un chacun, ne posaient aucun problème, et aucun problème ne valait le coût d'une guerre qui, de toute façon, ne serait une solution pour rien. Et la jeune citoyenne soviétique n'imaginait pas qu'une guerre puisse être possible dans le Caucase du Sud, et sûrement pas entre Arméniens et Azerbaïdjanais.
« On chantait l'amitié avec l'Arménie en toute innocence. Je me rappelle de mes pleurs pour le tremblement de terre en Arménie en 1988. Mais « Côté arménien, déplore Muradova, ils se préparaient à constituer « la Grande Arménie ».
« Et tout à coup, tout s'est écroulé : nos amis sont devenus nos ennemis. L'URSS s'est écroulée, et avec elle, toutes nos certitudes se sont envolées ».
- L'hydre nationaliste arménienne avait survécu au Soviet
« Le séparatisme arménien a précipité la chute de l'URSS », affirme Muradova attribuant un rôle à Abel Aganbegian, lié au mouvement dashnak de la diaspora arménienne en France et conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, sur la déstabilisation du Karabakh et ses tragiques conséquences pour la région et le bloc soviétique.
« L'Arménie a chassé tous les non-Arméniens de l'Arménie. Plus de 230 000 Azéris expulsés d'Arménie se sont trouvés sans rien. L'Azerbaïdjan a connu ses années les plus noires. La guerre du Karabakh, 800 000 déplacés, la chute de l'URSS, les années noires ! Nous étions incapables d'arrêter cette tragédie », se souvient Muradova.
« Les anciens amis étaient devenus des ennemis, toute la doctrine soviétique était à la poubelle! Il fallait réinventer, reconstruire, créer un pays avec 20% du territoire occupé et un million de déplacés », ajoute la citoyenne azerbaïdjanaise en référence à l'invasion arménienne de l'Azerbaïdjan lors de la première guerre du Karabakh (1988-1994) [2] qui a coûté la vie à plus de 25 000 personnes, notamment par des massacres de villes entières azerbaïdjanaises, perpétrés par les forces armées arméniennes.
« Ma vie a changé depuis cette guerre. On a perdu notre insouciance, notre tranquillité, on a eu tellement de malheurs humains, tant de victimes. La génération qui a souffert le plus de cette situation est la mienne : celle qui a connu l'URSS et qui devait s'adapter à un autre mode de vie et une autre vision du monde. J'ai passé mon enfance en Arménie et mes copines étaient arméniennes, je ne sais plus rien de leur sort... », déclare Muradova, avec émotion.
*François Campagnola est chercheur à l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)
*Ayten Muradova est une citoyenne Azerbaïdjanaise résidant en France
Notes :
1. « 19 août 1991. Le coup d'État contre Gorbatchev, un putsch qui en cache un autre » - L'Humanité – 4 septembre 2021
2. « Karabagh : 30 ans de colonisation arménienne et de destruction des richesses azerbaïdjanaises » - Agence Anadolu – 27 septembre 2021