Politique

La malhonnêteté de Nikos Anastasiadis mise à nu: Les raisons pour lesquelles Chypre demeure à ce jour divisée* (Opinion)

- Il est clair que la partie sud de Chypre n'acceptera jamais une solution si l'on ne garantit pas aux Chypriotes grecs un État unitaire avec des droits limités pour la minorité turque

Fatma Bendhaou  | 07.05.2021 - Mıse À Jour : 07.05.2021
La malhonnêteté de Nikos Anastasiadis mise à nu: Les raisons pour lesquelles Chypre demeure à ce jour divisée* (Opinion)

Istanbul


AA/ Par Kaan Cenk Salihoglu*

Après l'échec de la réunion informelle organisée à Genève en avril 2021, et consacrée à la question chypriote- échec dû au fait que les représentants des deux parties de l'île et des trois puissances dites nations-mères (Grèce, Turquie et Royaume-Uni), en présence du secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, n'avaient pas réussi à trouver un terrain d'entente pour la reprise des négociations en vue d'une solution- le président de la partie sud de Chypre, Nikos Anastasiadis, a vertement critiqué la Turquie et le président chypriote turc, Ersin Tatar.

Nikos Anastasiadis a accusé la partie turque, qui plaide maintenant pour une solution à deux États après 53 ans de négociations infructueuses pour un État fédéral, de "poursuivre avec arrogance l'objectif de restaurer l'Empire ottoman".

Anastasiadis n'ignore cependant pas que l'arbitraire grec et la Grande Idée ( Megali idea/ L'établissement d'un Etat-nation grec) sont responsables de l'échec des négociations sur Chypre depuis 1968.

Si l'on se reporte au référendum sur le plan Annan de 2004, considéré comme un moment décisif dans les négociations chypriotes et au cours duquel la majorité des Turcs chypriotes ont voté en faveur d'une solution fédérale, c'est le rejet du plan par les résidents grecs de l'île qui a conduit à l'échec de la réunification.

Le Royaume-Uni a annexé Chypre en 1914, après l'avoir prise à l'Empire ottoman, et l'île a été administrée par les Britanniques jusqu'en 1960, date à laquelle la République gréco-turque de Chypre (RdC) a été établie. Cette annexion avait été suivie d'années de luttes pour la libération.

La constitution de la RdC a été rédigée en 1959 à Londres et à Zurich avec les pays dits "nations-mères", à savoir la Grèce et la Turquie. Les traités signés à cette occasion ont accordé à ces États le statut de puissance garante, leur permettant d'intervenir sur le territoire chypriote en dernier ressort, afin d'y restaurer la situation prévalant antérieurement, en cas de tentative de rattachement de Chypre à un État tiers ou à une union, ainsi que de violation des articles et des droits fondamentaux énoncés dans la constitution.

Ankara a exercé ce droit en 1974 après qu'un coup d'État militaire a tenté d'annexer l'île à la Grèce. Cette tentative avait été précédée d'un certain nombre d'événements, notamment l'introduction d'une proposition d'amendement constitutionnel par les Grecs de l'île en 1963, visant à limiter le droit de veto du vice-président, qui était d'origine turque, et à assouplir la répartition constitutionnelle des pouvoirs en fonction des groupes ethniques.

De ce fait, les postes officiels réservés aux Turcs sur l'île seraient réduits ou entièrement supprimés. Le but ultime étant d'helléniser l'île et de concrétiser le concept de la Grande Idée ("Megali Idea").

La proposition d'amendement de la constitution ayant été rejetée par les Turcs, l'organisation terroriste grecque EOKA-B a commencé à persécuter et à assassiner systématiquement les Turcs de l'île à partir de 1963, avec le soutien militaire d'Athènes. C'est ainsi que, quelques années seulement après avoir obtenu son indépendance de la Couronne britannique, le pays a sombré dans la guerre civile.

Pour mettre fin au conflit chypriote qui prenait de l'ampleur, des pourparlers de paix ont été entamés à Beyrouth en 1968, mais se sont soldés par un échec, ce qui a entraîné une nouvelle escalade de la violence sur l'île, et le régime dictatorial d'Athènes a fini par tenter un coup d'État à Lefkosa (Nicosie) en 1974.

Avec l'opération Paix pour Chypre, la Turquie, invoquant son droit de puissance garante, a dû intervenir pour éviter le putsch et sauver les Turcs de l'île de l'assimilation, voire de l'extermination systématique. L'intervention militaire était légale et confortée par la résolution 573 du Conseil de l'Europe en 1974, puis par un arrêt de la Cour suprême d'Athènes en 1979.

Ce qui est juridiquement répréhensible en retour, c'est qu'après des années d'échec des négociations de paix (en raison des exigences excessives de la Nicosie du Sud), l'Union européenne avait décidé d'admettre Chypre en son sein en 2004 sous la pression de son État membre, la Grèce, avec la revendication de La Nicosie du Sud de l'ensemble de l'île, bien que :

- les Grecs de l'île avaient voté en 2004 contre la réunification fédérale selon les termes du plan Annan

- la constitution chypriote ne permet pas à l'État insulaire d'adhérer à une union

- le critère de l'acquis communautaire, tel que fixé par le Conseil européen lors du sommet de Copenhague, interdit à un État de rejoindre l'Union tant que cet acquis n'est pas garanti sur l'ensemble de son territoire (c'est-à-dire également dans la partie nord de Chypre).

Malgré ces violations (d'ordre juridique), la République turque de Chypre du Nord (RTCN), créée en 1983 et toujours reconnue par la Turquie seulement, s'en est tenue à ses bonnes intentions et a continué à participer aux négociations en vue de la réunification de l'île.

Ceci transparaît notamment dans les concessions généreuses faites par Mustafa Akinci, l'ancien président chypriote turc, considéré comme l'homme de l'Occident. Akinci a renoncé à des droits étendus des Chypriotes turcs dans un État fédéral commun et a promis à Chypre du Sud de larges pans de territoire turc lors des négociations à Crans Montana, en Suisse, en 2017, ce qui a soulevé une vague d'indignation en Chypre du Nord.

Le fait que Nikos Anastasiadis ait néanmoins mis fin aux négociations en 2017, provoquant ainsi l'échec d'un énième cycle de pourparlers de paix, témoigne de l'impudence de Chypre du Sud.

Les déclarations d'Anastasiadis en 2018 après les pourparlers de Crans Montana étayent également ce constat :

Il a d'abord plaidé en faveur d'une solution à deux États, puis d'une confédération, et enfin d'une fédération flexible et décentralisée sur l'île, avec une présidence collégiale du gouvernement prenant en charge la direction du pays, plutôt qu'un conseil présidentiel. Il a récemment proposé, à nouveau, d’opter pour une solution fédérale.

En cherchant un fil conducteur parmi ces suggestions (déroutantes), il apparaît clairement que c'est l'insatiabilité et l'arrogance grecques qui ont fait obstacle à une solution sur l'île au cours des 53 dernières années. On peut donc clairement déduire de l'ensemble de ce processus que la partie sud de Chypre n'acceptera jamais une solution à moins que les Chypriotes grecs ne se voient garantir un État unitaire avec le strict minimum de droits pour les Turcs.

Ceci démontre également que les Grecs de l'île restent attachés à la "Megali Idea" et revendiquent l'île comme leur propriété, puisque, selon Anastasiadis, "l'île a toujours été hellénique."

Cette affirmation d'Anastasiadis est fausse et ne prête à aucune confusion à la lumière des explications formulées précédemment. L'île n'a jamais été régie par une dynastie grecque et n'a jamais été entièrement hellénistique, et ce à aucun moment de l'histoire.

À l'inverse, Chypre a été gouvernée par les Ottomans pendant plus de 300 ans, de 1571 à 1878, avec une tolérance telle que les Grecs orthodoxes vivant sur l'île n'ont eu aucune difficulté à préserver leur identité jusqu'à ce jour.

De plus, les Turcs chypriotes ont combattu aux côtés des Grecs contre la Couronne britannique, pour une Chypre indépendante, dans les années 1950, ce qui leur confère au moins le droit à une revendication d'autonomie sur l'île. En outre, 30 % du territoire chypriote appartient toujours à la fondation ottomane musulmane (awqâf).

De même, la ville fantôme de Maras (Varosha) est presque entièrement constituée de biens et de terrains appartenant à des fondations (celles d'Abdullah Pasha, de Bilal Aga et de Lala Mustafa Pasha). L'ouverture de cette ville sur le territoire de la RTCN a été reportée pendant des décennies, comme un geste de bonne volonté jusqu'à une éventuelle réunification, mais après des années de vaines négociations, la RTCN a décidé de l'ouvrir l'année dernière.

Dans l'ensemble, il ressort nettement de ce qui précède que Chypre a appartenu aux Ottomans. Les centaines de mosquées réparties dans toute l'île sont également là pour en témoigner.

Il apparait donc clairement qu'après 53 ans de vaines négociations de paix, les Chypriotes turcs n'ont d'autre choix que de s'engager sur une nouvelle voie vers la souveraineté plutôt que de continuer à négocier avec la partie sud de Chypre en vue de la constitution d'un État commun.

Mais comment la partie nord de Chypre peut-elle parvenir à obtenir la reconnaissance de la communauté internationale ?

La réponse est simple : la reconnaissance de la partie nord de Chypre passe par de bonnes campagnes de relations publiques, une diplomatie intense et la capacité d’Ankara à persuader ses alliés dans le monde.

Il faut surtout communiquer dans l'hémisphère occidental sur le fait que l'Irlande du Nord et l'Irlande du Sud sont également séparées et qu'aucun État au monde ne les oblige à se réunir, même si, contrairement aux protagonistes du conflit chypriote, les deux camps irlandais ne diffèrent pas par leur appartenance ethnique mais uniquement par leurs croyances religieuses.

L'ancien ministre britannique des Affaires étrangères, Jack Straw, a déclaré à maintes reprises qu'une solution à deux États était le seul moyen de parvenir à une paix durable à Chypre. Selon certaines rumeurs récentes, le Royaume-Uni serait susceptible de reconnaître la partie nord de Chypre en tant qu’État. Sachant que de nombreux Chypriotes turcs vivent au Royaume-Uni, une intense mobilisation diplomatique pourrait être mise en œuvre à Londres à cette fin.

Plus important encore, la Turquie doit convaincre ses alliés, la Russie, le Pakistan, le Qatar, l'Iran et les États turciques d'Asie centrale, de reconnaître la partie nord de Chypre et de mettre en avant les avantages qui en découleraient.

Une chose est sûre : tant qu'Ankara et les Chypriotes du Nord restent fermes, la RTCN dispose de nombreuses alternatives pour suivre sa propre voie. Il convient enfin de préciser que la reconnaissance de Chypre du Nord profiterait également aux Chypriotes grecs, car elle ouvrirait les ports turcs à la partie sud de l'île.


*Traduit de l’Anglais par Mourad Belhaj

* Les opinions exprimées dans cette analyse n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu

*Kaan Cenk Salihoglu : économiste, politologue et spécialiste en droit économique établi en Allemagne. Il est également l'auteur d'un livre intitulé "Chess in the Eastern Mediterranean"


Seulement une partie des dépêches, que l'Agence Anadolu diffuse à ses abonnés via le Système de Diffusion interne (HAS), est diffusée sur le site de l'AA, de manière résumée. Contactez-nous s'il vous plaît pour vous abonner.