Le 20 mars 1956, la Tunisie accédait à l'indépendance... Une fête, dites-vous ? (Opinion)*
- Cette année aussi, Kais Saïed boude l'anniversaire de la fin de la colonisation française qui a duré 75 ans, en en faisant un non-événement...

Tunisia
AA / Tunis / Slah Grichi**
Partout dans le monde, la date de l'accès à l'indépendance est considérée comme LA Fête nationale des pays, qu'on célèbre, chaque année, avec le plus grand faste possible, indépendamment de la partie et des personnes qui ont été à son origine...ou des circonstances qui l'ont entouré. Partout, sauf en Tunisie, depuis 2011... exception faite de l'intermède du mandat de feu Béji Caïd Essebsi.
- Fête ou deuil ?
Le 20 mars 1956, Tahar Ben Ammar, Premier ministre de Lamine Bey, signait avec Christian Pineau, le ministre français des Affaires étrangères du Cabinet Edgar Faure, le protocole officialisant l'indépendance de la Tunisie (après l'autonomie interne, paraphée le 1er juin 1955) et abrogeant le Traité du Protectorat du Bardo, conclu le 12 mai 1881. Un jour historique, marquant l'aboutissement d'une lutte acharnée, de confrontations armées et d'opérations ciblées, menées par des maquisards et des résistants, partout dans le pays qui auront coûté la vie à des milliers de Tunisiens et à des leaders politiques et syndicalistes d'un mouvement national dirigé par le Néo-Destour (rebaptisé, plus tard, "Parti socialiste destourien"), dont le chef incontesté était Habib Bourguiba qui deviendra, tout de suite après, le super puissant Premier ministre du Bey, jusqu'au 25 juillet 1957, où il renverse ce dernier, abolit la monarchie, instaure la République, devenant de fait (à travers une Assemblée constituante, totalement acquise) le premier président de l'histoire de la Tunisie
Depuis, le 20 mars était célébré en tant que la plus importante des fêtes nationales et ce, jusqu'à la mise à l'écart, le 14 janvier 2011, de Zine El Abidine Ben Ali qui a toujours proclamé son adhésion à l'œuvre de Bourguiba qu'il avait démis de la présidence de la République, un certain 7 novembre 1987. Il présentait même son parti, "le Rassemblement constitutionnel démocratique", comme le prolongement du PSD.
Une fois au pouvoir, les anciens opposants, voire ennemis jurés de ces deux présidents et de leur parti, ont annulé des Fêtes qui leur sont liées et renoncé à la célébration de celles qui sont assimilées au nom de Bourguiba et qu'ils ne pouvaient gommer, dont celle de l'indépendance...justement. Aussi, les Tunisiens qui ont continué à profiter d'une journée chômée payée, ne voyaient-ils plus rien qui distinguât cette date d'un ordinaire jour de repos qui, après l'effervescence des courses et des sorties de la matinée, sombre dès le début de l'après-midi, dans un calme plat, sinon dans une désolante tristesse. Exactement comme le sont les Palais de Carthage et du gouvernement, ainsi que le reste des édifices officiels, où l'on s'applique à ce qu'aucun signe festif ne marque cette journée et c'est à peine si l'on s'efforce de répondre aux messages officiels et protocolaires de félicitations qui arrivent de l'étranger.
- Dénigrement d'un leader
Les nouveaux gouvernants sont allés plus loin en voulant écorner l'image et le souvenir de Habib Bourguiba, le "Zaïm" (leader) qui a jeté les fondements d'une Tunisie progressiste et résolument moderne, privilégiant l'enseignement, le culturel et la Santé à tout autres secteurs, l'égalité des sexes aux dogmes et aux us archaïques... Ils ont commencé à faire sortir des cadavres des placards, en remettant à jour, notamment la sanglante lutte de pouvoir entre les "Destouriens" de Bourguiba et les "Yousséfistes", partisans de Salah Ben Youssef, l'ancien numéro deux du Néo-Destour d'avant l'indépendance, un panarabe devenu opposant au "leader" et à sa politique de procéder par étapes, qui a été assassiné en Allemagne. On évoquait son -réel- totalitarisme qui ne souffrait ni gouvernance ni partage du pouvoir, malgré un pluralisme de façade, ce qu'il justifiait par la fragilité de "jeunesse" de l'État qu'une vraie démocratie risquait de détruire, parce qu'encore précoce. La clairvoyance de ses positions l'ont rendu doublement populaire, après 2011, surtout avec le gouffre dans lequel la Tunisie ne cesse de s'enliser, depuis.
Mais ses opposants, désormais gouvernants, n'en avaient cure. Ils ont même trouvé en l'IVD (Instance vérité et dignité), pierre angulaire de la justice transitionnelle, dirigée par une féroce anti-Bourguiba , un soutien de taille qui a sorti tous les "travers" du régime bourguibien et de son successeur, allant jusqu'à l'accuser d'avoir hypothéqué, au profit de la France, les modestes ressources minières et pétrolières, à travers le Traité de l'indépendance. L'Instance a, entre autres, rendu publique, une clause qui stipule que "le gouvernement tunisien s'engage à donner, à des conditions égales, la préférence à entreprises françaises ou tunisiennes ou créées à cette fin d'un commun accord, pour l'obtention des permis de recherches ou d'exploitation des ressources minières et pétrolières", ne s'attardant pas sur "à conditions égales", ni sur les conditions ou les pressions des négociations qui nécessitaient des concessions pour le recouvrement de sa souveraineté, face à une puissance encore colonialiste.
Il a fallu attendre la victoire de Béji Caïd Essebsi et de son parti "Nidaa Tounès" à la présidentielle et aux législatives de 2014, pour que le 20 mars retrouve des couleurs et redevienne une vraie fête où l'on ne manquait pas de rendre hommage au leader Bourguiba, le "Combattant suprême" de la nation. Aussi BCE déclarait-il, à cette occasion, pour répondre à ceux qui créaient la controverse à propos de cet événement : "Avec la signature de ce document, le peuple tunisien a recouvré son indépendance totale et non tronquée, en dépit des doutes alimentés par les sceptiques" (20 mars 2018).
- Que veut Saïed ?
Mais que des opposants à Bourguiba qui ont souffert des affres de l'emprisonnement et de l'exil, polémiquent sur son régime ou sur l'importance de cette indépendance et sur sa célébration, cela peut, à la limite, se comprendre. Pas Kais Saïed, qui n'a jamais milité dans un mouvement social, politique ou syndicaliste. Pourquoi s'en prend-il à Bourguiba ? Quelles sont ses motivations pour qu'il tire le rideau sur le 20 mars ? L'explication se trouve-t-elle dans ce que nous déclarait son ancien collègue, le Professeur Wahid Ferchichi : "le seul objectif de Saïed est qu'on le reconnaisse comme un grand président, père d'une nouvelle Constitution" ?
Nous pouvons affirmer, sans risque de nous tromper, que ce faisant, Saïed perd de sa popularité, tant Bourguiba est devenu un mythe indétrônable dans la mémoire de millions de Tunisiens, davantage après sa mort que de son vivant.
En plus, Saïed ne renvoie pas une image tellement positive à l'étranger, en "ignorant" la Fête nationale de son pays. En témoigne sûrement le message de félicitations, à cette occasion ce matin, adressé par le secrétaire d'Etat américain, exclusivement au "peuple tunisien", où il lui rappelle "les liens qui unissent les deux pays, reposant sur les valeurs de la démocratie et des droits de l'Homme qui sont les fondements d'une société libre..." Le message évoque aussi le rôle historique de la Société civile qui lui a permis d'obtenir le Nobel de la Paix en 2015, pour ses contributions à l'édification d'une "démocratie reflétant le vrai caractère du peuple tunisien". Une position diamétralement opposée aux choix de kais Saïed qui marginalise la Société civile et qui rejette tout dialogue national, remettant en question celui de 2013 qui a, justement, valu à la Tunisie le Nobel de 2015.
Nous ne croyons pas que les idées et les expressions "sélectionnées" dans ces félicitations de la diplomatie US, soient fortuites. Saïed saisira-t-il ?
*Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.
**Slah Grichi, journaliste, ancien rédacteur en chef du journal La Presse de Tunisie.