
Dubai
AA/ Mohamed Badine El Yattioui*
Depuis le début du mois de mai, la Colombie vit des manifestations quotidiennes. L´origine de ces tensions est une réforme fiscale considérée comme confiscatoire par une partie de la population.
Malgré son abandon, les manifestations se sont transformées en contestations contre Ivan Duque. Ce dernier a dénoncé un “vandalisme violent”. Notons que 76% de la population désapprouve sa politique globale contre 59% en 2019. Cette chute de 17 points est le fruit d'un sondage publié par le grand journal colombien El Espectador.
L´économie souffre depuis plusieurs années d´une incapacité à résorber les inégalités sociales (25% de la population vit avec moins de 2 euros par jour). La croissance du PIB a été positive en 2020, 6%. Mais la crise actuelle plus la pandémie remettent en cause cette bonne dynamique. Entre 2010 et 2019, la croissance a été de 3,7% en moyenne ce qui semble insuffisant pour résorber les problèmes sociaux. Point positif, l´inflation est maitrisée puisqu´elle était de seulement 1,95% en avril 2021 (contre 4,7% au Mexique ou 6,1% au Brésil, les deux plus grandes économies d´Amérique latine). Mais le but de cette réforme fiscale avortée était de maintenir les finances publiques à flot. Le déficit public a frôlé les 10 % du PIB en 2020. L´idée était donc d'augmenter la collecte fiscale car elle ne représente que 20 % du PIB (la deuxième plus basse des 37 membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques). Elargissement de l´assiette de la TVA à de nombreux produits, taxe sur les salaires à partir de l'équivalent de 650 dollars par mois et suppression d´exonérations pour les ménages et les entreprises. Le projet prévoyait une hausse de collecte de 6,3 milliards de dollars sur les dix prochaines années. Echec cuisant pour le gouvernement. Le ministre des Finances Alberto Carrasquilla a démissionné.
Sur le plan sécuritaire, les forces de l´ordre tentent de ramener le calme en utilisant des lance-grenades et en tirant à balles réelles. Les manifestants continuent de réclamer des réformes dans le secteur de la santé, de l'éducation et de la sécurité. Tout le pays est touché. Notons que la ministre des Affaires étrangères a décliné une visite de l’Organisation des États Américains (OEA), et de la Commission Interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH). Elle affirme vouloir attendre que les organes de contrôle nationaux terminent leur enquête.
Victor Saavedra, professeur spécialisé dans les questions de sécurité à l'Université de Guadalajara, au Mexique, explique que "le contexte colombien explique ses tensions. L'ascenseur social est totalement bloqué. Malgré de brillantes études, un jeune colombien ne peut pas améliorer sa situation économique et sociale. Les inégalités sont parmi les plus fortes au monde. A cela s'ajoute des problèmes sécuritaires anciens qui n'ont pas été réglés par les accords de paix de 2016 entre le président Santos et les FARC."
Humberto de la Calle, qui fut vice-président sous Ernesto Samper entre 1994 et 1998, considère lui que “le gouvernement s’est trompé sur son diagnostic. Le gouvernement a parlé de dialogue : oui, il y a une table de négociations qui se met en place avec le comité de grève. Mais en même temps, le gouvernement envoie un message qui soutient la thèse que ces manifestations seraient une sorte de complot contre la démocratie, qu’il s’agit de renverser le système politique, qu’il y a une présence d’intérêts étrangers, du Venezuela et de la Russie… Tout cela me paraît une grande erreur.”
Humberto de la Calle, qui fut également le chef négociateur des accords de paix avec les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie), affirme également que ce mouvement social est complexe et pluriel : “il y a plusieurs types de mobilisations : le comité de grève est surtout composé de syndicats, qui présentent des revendications non satisfaites depuis 2019. Et en parallèle, il y a des mobilisations de la jeunesse, des étudiants mécontents, et des jeunes qui n’étudient pas et n’ont pas de travail, qui ne voient aucun avenir. C’est là que se situent les affrontements les plus durs, et malheureusement la réponse a été l’utilisation disproportionnée de la force, on l’a vu en direct ! Il faut aussi reconnaître qu’il y a des attaques contre les forces publiques, la propriété privée, contre des citoyens non armés… Ces mouvements violents sont dommageables.”
En 2022, les Colombiens iront voter dans le cadre des élections présidentielles. Le pays est déjà en campagne et cette crise divise le pays.
Les routes sont bloquées et cela empêche les approvisionnements des villes. La classe moyenne pourrait se droitiser et demander plus d´ordre. Cela semble être le pari de Duque, héritier politique d´Alvaro Uribe (2002-2010), et tenant d´une politique sécuritaire.
Le professeur de Science Politique à l´Université Pontificale Bolivarienne, Sebastian Alvarez, pense que le candidat de gauche Gustavo Petro (défait par Duque en 2018) pourrait lui aussi “capitaliser des votes du fait de cette crise et que cela est un danger pour la Colombie car un an avant l´élection il est crédité de 20% des voix “. Il ajoute que Petro est le tenant “d´une gauche radicale, incendiaire, qui ne convient pas au pays et qu´il y a un besoin de troisième voie entre Duque et Petro”. Précisons que la Colombie n´a jamais eu de président de gauche.
Selon Victor Saavedra, également analyste politique diplômé du prestigieux CHDS (école américaine spécialisée sur les questions de sécurité), "plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. L'âge moyen est de 31 ans. Il s'agit donc d'un pays "de jeunes". Mais une grande partie de ses ressources budgétaires sont allouées aux questions sécuritaires et militaires. En effet, les menaces internes (guerilleros, narcotrafiquants) et externes (un voisin vénézuélien hostile) l'expliquent. Cela engendre un manque d'investissements pour l'éducation ou la santé".
Le chercheur colombien Sebastian Alvarez estime que "l'Etat colombien était obligé de mettre en œuvre une réforme fiscale afin d'assurer son fonctionnement. Le problème est que le projet de loi était perçu comme confiscatoire par la classe moyenne malgré des ambitions louables. Le président Duque a montré un manque de leadership."
* Les opinions exprimées dans cette analyse n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.
* Dr. Mohamed Badine El Yattioui, Professeur de Relations Internationales à l´Université des Amériques de Puebla (Mexique).